Catalogue OAI du consortium CAHIER

Desanti, Jean-Toussaint (1914-2002)

Objet de la philosophie

Wittmann, David (édition)
Institut Desanti, ENS de Lyon
Tous droits réservés

1Ie chapitre (1940) Lycée Rollin Objet de la philosophie1 . Difficulté de définir l’objet de la Philosophie. Surtout lorsqu’on s’adresse à des commençants. Cette difficulté n’existe pas dans les autres sciences, lorsqu’on se place à un niveau élémentaire – parce que les sciences que l’on enseigne ont atteint un certain degré d’achèvement. Au contraire, la Philosophie se fait sans cesse. Elle chemine vers sa propre définition. C’est donc seulement lorsqu’on est suffisamment avancé qu’on pourra en acquérir un concept satisfaisant. Ce qu’il s’agit de faire, dans une première leçon, c’est de mettre en lumière un état d’esprit – une attitude en face des choses de l’existence attitude que l’on peut appeler Philosophique. 2 . L’attitude naturelle de l’homme. Le repos dans l’existence L’homme a conscience des choses en vivant parmi elles. Il les désire, il les fuit – les voit, se les rappelle, les pense. De plus il a conscience de lui-même devant ces choses. Son action, chaque jour, lui pose des problèmes dans lesquels il est amené à se représenter lui-même comme un moi en rapport avec une réalité autre, qui lui résiste de l’extérieur. L’homme se représente dans le monde comme une totalité jamais achevée de choses particulières, comme une histoire toujours commencée dans laquelle il vit et à laquelle il s’intéresse. Mais l’homme, parce qu’il vit cette histoire en agissant sur le monde, éprouve spontanément la succession des temps, sans pouvoir, à cause de l’action quotidienne qui l’emporte, réfléchir sur ce temps. Il ne peut s’arrêter sans cesse d’agir. Or pour réfléchir il faut s'arrêter. Mais la vie naturelle est celle de l’action. L’homme, dans sa vie naturelle, éprouve donc son histoire et celle du monde, comme un ordre d’événements imposés. Il croit alors, immédiatement et spontanément, à la réalité des objets qui se présentent à lui, dans cette histoire. Il croit spontanément à son existence humaine et à celle du monde qui le dépasse et auquel il rattache immédiatement l’origine des problèmes que lui pose sa vie. Dans cette croyance à lui-même et au monde, qu’il admet sans discussion, parce qu’il n’a pas le temps de la discuter, l’homme trouve immédiatement une sorte de repos – une satisfaction qui est celle de la familiarité de soi et des choses. Il est satisfait de sa perception, satisfait de son passé – satisfait de l’existence qui l’entoure, à laquelle il adhère. Tout, dans son action présente, converge alors vers ce sentiment 3immédiat de l’existence des choses. Elles sont pour lui telles qu’il croit qu’elles sont. Et il est tel qu’il se croit être.3 . L’inquiétude naturelle Cependant cette conscience paisible peut être brisée. L’homme qui est dans le monde, n’y est pas comme une chose parmi d’autre. Son action n’est pas mécanique. Sa vie n’est pas, à chaque instant, réglée par un passé qui s’impose comme un bloc serré. Agir c’est choisir. Or choisir c’est s’engager. Dès l’instant que l’homme s’engage, les choses du monde cessent pour lui d’avoir cette contexture molle et toujours consolante. Tout engagement concerne l’avenir. Et l’avenir, ouvert devant le choix, échappe à l’homme qui veut le remplir et le déterminer. Il est non réalisé – incertain devant la conscience présente. Le monde apparaît alors comme plein d’événements possibles, de réalités attendues, de projets. Il cesse d’être une réalité passivement éprouvée. Il devient une construction vivante, un ensemble de desseins sur une réalité à venir. Dès lors la conscience de l’homme ne peut plus trouver son repos dans l’adhésion présente au monde. La conscience est obligée de chercher, d’aller au-delà de ce qui lui est présenté – pour se forger un avenir. De là dérive l’inquiétude. Elle naît de la simple existence naturelle, du fait même que cette existence est celle d’un homme qui vit. Tout d’abord il y a pour l’homme, dans le monde, des situations malheureuses – douleur physique – maladie – tristesse - de toute sorte. L’homme veut refuser ces situations. Mais elles s’imposent à lui. De là l’angoisse de la douleur : la conscience de l’homme veut échapper au présent : mais le présent assiège la conscience qui ne peut l’oublier : comme dans une rage de dents. Or ces situations malheureuses, même passées, restent dans le souvenir. Elles sont alors intégrées au monde. L’homme les pense, dans son avenir incertain, comme possibles. Le monde devient alors un objet de crainte – une source de douleurs futures. De plus, le temps, que l’homme prête au monde, se détruit lui-même. Le présent ne peut être fixé. Mais comme ce qui détruit ce présent c’est un passé qui ne peut être recommencé, et un futur qui n’est jamais pleinement réalisé, on voit que le temps se nourrit de la destruction du présent et de l’inquiétude de l’avenir.Par là on comprend que le sentiment de l’existence naturelle, en ce qu’il contient d’immédiat et de spontané, soit précisément fuyant et précaire. Fuyant parce que son caractère immédiat est celui d’un présent. Précaire, parce que ce présent est détruit par l’attente d’un futur vide qui le 5 rend, à chaque instant passé. De là vient que, pour celui qui a vécu l’inquiétude d’exister, le monde soit plein de problèmes et de sources d’ignorance.4 . Le monde et la conscience de l’homme comme source de problèmes Le premier de ces problèmes concerne l’homme lui-même. Il éprouve, dans le monde, la conscience de son propre abandon. Le monde l’enserre de tout côtés. Il échappe, par le futur qui est en lui, à tous les efforts de détermination. Le savoir que l’homme acquiert sur son propre passé demeure inutile en face d’un futur qui échappe. L’homme n’adhère plus spontanément et joyeusement à l’existence dans le monde – il éprouve, entre le monde et lui, le sentiment d’une distance, d’une faille. Cependant, comme il agit dans ce monde séparé de lui, il est amené, chaque fois, à s’introduire dans ce qu’il sent étranger, et à demander, alors, comment il peut exister parmi l’étranger – comment il peu agir sur ce qui échappe. C’est là le premier problème que pose l’existence naturelle. Comment l’homme peut-il se représenter à la fois son lien au monde et la fuite de ce même monde ?Le second problème concerne le monde lui-même. Le présent dans lequel les choses appartenant au monde se révèlent, dévoile l’incertitude d’exister. Ce qui est maintenant présent fait partie d’une foule de choses qui ne sont pas présentes. Ces choses sont cachées dans l’existence. Elles existent pourtant. L’homme est alors conduit à se demander comment elles peuvent exister tout en étant éloignées de lui et cachées. De plus la croyance pure et simple à la réalité des objets présents peut se détruire parfois. L’homme sait qu’il rêve – qu’il imagine, qu’il n’atteint pas toujours ce qu’il vise – en un mot, son action ne répondant pas toujours d’une manière infaillible au but cherché, l’homme sait qu’il se trompe. Or chaque fois qu’il se trompe, dans l’attitude naturelle, c’est le monde qu’il accuse. Il voit que l’ordre dans lequel les situations, les événements, et les choses, se succèdent, n’est pas celui qui était attendu ou espéré. Il se représente alors le monde, non seulement comme une existence étrangère, mais aussi comme un ordre imprévisible d’existences susceptibles d’arriver. De là le second problème. Comment le monde peut-il être ordonné ? Que signifie ce jeu de l’homme dans le monde, par quoi les choses lui apparaissent comme cachées ? Que signifie l’existence présente du monde et le savoir qu’on a sur ce présent, eu égard à la multiplicité imprévisible de réalités absentes que ce présent enveloppe ? d’une manière plus générale, l’homme est amené à être inquiet sur la réalité même du monde, puisque cette réalité est enfoncée dans l’imprévisible. 75 . Le savoir religieux et positif (scientifique) comme solution de la première inquiétude naturelle Cependant dès que l’homme croit atteindre un savoir, il se juge délivré de l’inquiétude. Dans le sens le plus général de ce terme, on peut appeler savoir un mode de conscience dans lequel l’homme saisit, entre lui-même et les choses, un ensemble de rapports par l’intermédiaire desquelles lui-même arrive à prendre conscience de sa fonction propre, qui est de connaître les objets. Dans l’expérience du savoir l’homme se saisit lui-même, dans la conscience de sa pensée, comme une sorte de médiateur entre les choses et son moi. C’est dire qu’il ne se contente plus de vivre au gré du flux des choses. Il ne e contente plus de se poser lui-même devant ces choses en s’affirmant violemment. Il s’arrête, au contraire, dans la vision permanente qu’il acquiert de l’existence où il vit. Le savoir est un regard second sur la vie dans lequel l’homme,se comprenant lui-même comme ce qui regarde en face de ce qui est regardé, se représente comme unifié dans un système global de rapports, l’ensemble des réalités formées par lui qui regarde et par les choses regardées. En un certain sens on peut dire que la connaissance sensible que nous avons des choses, constitue la forme la plus primitive du savoir. Que la conscience que j’ai du monde apparaisse en effet comme spécifiée ici et maintenant, c’est là une croyance irréductible. Et dans cette croyance, moi-même j’apparais comme le médiateur à l’égard de qui se déterminent l’ici et le maintenant. C’est pour moi qui agis, que le maintenant se remplit de la vie du temps et que là se diversifient des situations que j’acquiers dans l’expérience du monde parcouru. C’est au moment où le monde se dévoile pour moi que l’ici et le maintenant prennent un sens spécifié. Dans la connaissance sensible je saisis donc un rapport de moi-même à moi-même : je saisis pour moi une diversité d’objets : dans l’appréhension de cette diversité je m’apparais à moi-même comme médiateur entre le moi qui agit et le monde qui résiste. La connaissance sensible est donc un savoir parce que, en elle, le moi est représenté comme un système de rapports entre lui-même et les choses. Cependant ce savoir sensible reste précaire. C’est que ce système de rapports est fuyant : jamais il ne s’achève et ne se fixe pour toujours. Le savoir sensible est la connaissance du « devenir » - du changement primitif de l’existence (generis) : ex. la représentation de la table, qui n’est jamais la même justement parce qu’elle est un savoir et que la fonction du moi médiateur, dans la connaissance sensible, est de changer sans cesse, en se remplissant sans cesse. C’est pourquoi la connaissance sensible, bien qu’elle révèle à l’homme l’exigence première et comme la forme même du savoir, est incapable, à elle seule, de le faire échapper 9 à l’attitude naturelle. Dans la mesure où elle se fixe en système d’objets familiers et habituels, la connaissance sensible nous donne le repos de la simple existence naturelle : elle masque le savoir qu’elle renferme. Dans la mesure où elle révèle un monde toujours ouvert d’expériences imprévisibles où je m’engage, la connaissance sensible dévoile l’inquiétude naturelle. Elle découvre alors son savoir parce qu’elle manifeste cette fonction du moi qui change ; mais elle n’achève pas son savoir : il reste vague, incomplet, sans cesse perdu, et jamais retrouvé dans sa singularité. La conscience humaine y éprouve donc sa fonction qui est de connaître : mais cette fonction est aussitôt bloquée dans la réalité habituelle, perdue dans l’existence inquiétante. La forme sensible du savoir doit donc être dépassée. Et, dans ce dépassement, l’homme doit échapper au repos de l’attitude naturelle et à l’inquiétude d’exister dans le monde.a) La religion et le savoir sur le monde « surnaturel » constituent une première forme de dépassement. Certes la conscience religieuse manifeste, chez l’homme, des aspects bien divers. Et, au premier abord, il semble y avoir complète opposition entre la théologie spiritualiste de St Paul, et la mythologie du primitif Australien. Cependant, dans les formes les plus évoluées comme dans les formes les plus élémentaires de la conscience religieuse on découvre les mêmes caractères.Le plus important est le suivant : le savoir religieux dépasse l’existence e peuplant le monde d’êtres tout puissants que l’homme religieux saisit comme la raison et la source des apparences vécues : ex : le « Mana » des primitifs. Le « Dieu » des Hébreux. Par là on voit que le savoir religieux consiste à tisser un lien entre les divers aspects de l’existence. Mais l’efficacité de ce lien vient de ce qu’il est situé au delà de l’existence, dans une sphère où toute action est efficace. La fonction de l’homme religieux est donc de communiquer avec la surnature pour saisir la raison des apparences et échapper à l’angoisse. C’est pourquoi les rites divers du culte et de la prière constituent l’instrument du savoir religieux. L’homme apparaît ainsi comme un médiateur entre l’existence et la réalité plus profonde que l’existence ne fait que manifester. Exerçant, dans le savoir religieux, sa fonction de médiateur, l’homme découvre le surnaturel et échappe à l’inquiétude du monde.Cependant, dans la mesure où la conscience éprouve l’expérience religieuse comme un savoir sur la surnature elle ne peut y trouver son repos.11 Le propre du savoir en effet est que la conscience y soit attentive à sa propre fonction médiatrice. Or dans le savoir religieux, l’homme est tiré hors de son présent. Distraite de son monde, la conscience y éprouve la présence de la surnature. Mais comme cette surnature n’est pas vide de contenu, qu’elle s’applique au monde dont elle gouverne les évènements, la conscience religieuse constituera, entre le monde et la surnature, un mode de liaison instable : un mode de liaison qui ne peut prendre place dans aucune espèce de temporalité. Les évènements du monde ne sont pas la surnature : la conscience religieuse, dans sa fonction médiatrice, ne tisse donc pas un lien continu d’événement à événement. Mais chaque évènement – qualitativement – hors de toute succession, de tout système, manifeste la surnature. Le savoir religieux, bien que concernant les évènements du monde, ne se remplira donc nullement des évènements du monde. De là ‘imprévisible qui l’enveloppe. L’homme ne peut se reposer entièrement dans la puissance de Dieu. Elle reste inquiétante. Il n’est pas lui-même Dieu au moment où il s’efforce de connaître Dieu.Ainsi, l’homme, dans la conscience religieuse, dépasse sa tranquillité naturelle – et surmonte son inquiétude naturelle. Mais retrouve alors une autre inquiétude : une autre forme d’interrogation surgit devant lui. Comment la conscience religieuse doit-elle se remplir elle-même, si elle ne peut se remplir du temps et des instants siens dans le monde ? Par là on voit comment, par la médiation du savoir religieux, l’inquiétude naturelle devient inquiétude spéculative. L’inquiétude ne porte plus maintenant sur le seul contenu du monde. Mais la conscience, ayant fait l’expérience de sa propre fonction représentative, est désormais inquiète sur la manière même dont elle va voir se remplir, chaque fois, son être futur. Elle est inquiète sur la valeur de sa fonction et le contenu de ses objets de croyance.b) Le savoir positif comme solution de l’inquiétude naturelle. On peut appeler du nom de positif, ce savoir que révèle la science. Le propre du savoir positif est d’envelopper la croyance en un ordre constant des phénomènes. Il repose sur la représentation d’une certaine idée de l’univers, dans laquelle se réalise l’unité de toute la connaissance dont l’homme est capable. C’est à cette idée de l’univers que l’homme limite également sa connaissance : il ne cherche pas à connaître au-delà.Les mathématiques, par exemple, constituent un savoir positif. Elles sont un objet de croyance universel et certain. Elles sont un domaine dans lequel l’homme éprouve l’efficacité d’un ensemble de procédés de connaissance : définitions – démons- 13 -strations. Et les limites de ce domaine sont tracées sans équivoque par les procédés eux-mêmes. Le mathématicien se meut donc sur un terrain sans cesse défini et déterminé par lui. Il ne dépasse jamais les mathématiques : son progrès même lui limite le domaine où il s’inscrit. De plus il croit aux vérités mathématiques comme à un système de vérités éternelles, indépendantes du temps où il les pense, et de lui, qui les pense.Le savoir scientifique constitue donc un dépassement de l’inquiétude naturelle. Du monde de l’existence l’homme débouche dans un univers consistant et permanent. Il contemple un ensemble d’objets échappant à la succession précaire du temps. Il s’arrête à lui, se limite à lui et trouve en lui la mesure de sa puissance de connaître.Cependant ce savoir, s’il reste purement positif (c’est-à-dire limité au domaine où l’homme en fait l’épreuve) ne se suffit pas.En effet, comme nous l’avons dit plus haut, le propre du savoir est que la conscience humaine peut s’y rendre attentive à sa propre fonction et découvrir dans les objets sa propre valeur de médiatrice entre le moi et les choses. C’est dire que lorsque je pense une vérité mathématique, par exemple, cette vérité ne sera véritablement un savoir, qu’à la condition que moi-même de l’intérieur, en me représentant le chemin par lequel j’ai pu la penser. Or cette démarche par laquelle ma conscience va prendre possession d’elle-même et saisir son objet mathématique à travers sa propre fonction mathématique, il ne m’appartient pas de la faire au moment où je pense simplement, en la démontrant, une vérité mathématique. Lorsque je démontre que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits , ce que j’ai de présent à l’esprit se réduit à 3 choses : l’axiome de l’égalité – la définition de l’addition – et la définition du triangle, avec les définitions qu’elle enveloppe : celles de la droite et de l’angle de mesure quelconque –. C’est à la condition d’avoir l’esprit fixé sur les liaisons de ces divers objets, maintenus devant mon regard par une démarche continue et une, que je puis construire ma démonstration et penser ma vérité. À ce moment là la médiation de ma conscience est masquée par l'objet de ma conscience Je sais. Mais je ne sais pas par un acte explicite que je suis. Pour constituer véritablement ma vérité comme savoir il me faudrait m'arrêter dans la démonstration, après l'avoir faite, Ressaisir ses différents moments, 15 repasser les divers axiomes et me poser alors la question suivante: comment se fait-il que, moi, qui existe là, dans ces circonstances déterminées, je me puisse me représenter maintenant à moi-même comme quelqu'un qui démontre ? Comment puis-je arriver à saisir, de l'intérieur de ma conscience qui pense, cette fonction de démonstration qui se limite à un tel objet et qui utilise tels axiomes ? Mais à ce moment là je me place sur un tout autre plan que celui de la science positive. Lorsque je démontre que la som. des ang. d'un triang. est égale à deux dr. je ne m'interroge pas sur l'origine ou l'existence du triangle: je considère la définition comme le signe suffisant de l'existence et je crois aux objets que je pense du moment qu'ils sont nettement et légitimement définis. Au contraire lorsque je m'interroge sur la fonction même de ma conscience qui démontre, les objets prennent une autre valeur. Ils ne sont plus considérés par moi comme tout faits, tout achevés par la définition que j'en donne. Je dois bien plutôt m'attacher à cette définition même, saisir ce qu'il y peut y avoir en elle d'expérience implicite, d'horizon et de contenu indéterminé.Autrement dit le savoir scientifique ne saisit pas lui-même sa propre origine ni son propre sens: il se constitue cependant comme un univers ayant un sens et une origine. Il y a donc une autre démarche, une autre science que la science positive, qui le constitue vraiment, aux yeux de la conscience qui le pense, comme un savoir effectif et plein. 6). La conscience réfléchissante et l'acheminement vers le savoir philosophique. Ainsi l'homme, parce qu'il est un être conscient, ne se contente pas du repos dans l'existence naturelle. Mais il veut échapper à l'inquiétude que suscite en lui la présence de l'expérience consciente. La religion n'efface pas toute inquiétude. Elle suscite une interrogation sur la nature du lien qui unit l'homme à Dieu. La science positive ne résout pas tout problème: elle ne comprend, d'elle même, ni sa propre origine ni sa propre constitution. Cependant l'homme, par la conscience qui est en lui, est le témoin de ce progrès et de ces insuffisances. Il éprouve en lui comme une histoire de son savoir, un cheminement dont la marche s'éclaire pour lui peu à peu. Il saisit l'existence dans le monde, par exemple, comme origine de la perception sensible; et la perception sensible comme origine de tout savoir sur le monde des objets. Dans le progrès vers la solution de ses insuffisances propres, l'homme n'oublie donc pas la présence de son 17 insuffisance. Il avance en saisissant sans cesse le passé de sa propre démarche: à cette condition seulement une solution peut être saisie, puisque, à cette condition seulement elle peut être représentée en liaison étroite avec le problème qu'il a suscitée. Continuité rigoureuse des problèmes et des solutions, synthèse des insuffisances et des plénitudes, telle apparaît la conscience dans son progrès. Puisque la conscience, dans son mouvement, n'oublie jamais ses manques et ses ratures, qu'elle les intègre, au contraire, au contenu de son histoire, en se les appropriant comme ses actes, il faut dire que la conscience, en se dépassant, comprend ce qu'elle dépasse. Mais la conscience ne peut revenir en arrière, et croire à ce qui a été dépassé une fois. L'enrichissement progressif du contenu de la conscience s'accompagne d'une adhésion pleine à la solution affirmée. Et comme cette solution ne peut être affirmée qu'après la maturation du problème, il est clair que si la conscience revenait purement et simplement en arrière, elle se nierait elle-même parce qu'elle supprimerait son propre mouvement de maturation. Or, du fait même qu'elle commence d'être, dans la conscience inquiète d'exister, la conscience ne peut pas se supprimer elle-même. Elle peut cheminer en supprimant ses contenus: elle ne peut supprimer ni son mouvement ni l'adhésion interne à sa propre clarté. La conscience subsiste donc devant elle même avec ses contenus dépassés et avec le savoir de ses dépassements.Ne s'oubliant ni ne se supprimant, elle est à elle même son propre problème. Mais elle est en cela même mouvement vers sa propre résolution.Par là l'homme prend conscience de l'enchaînement de ses démarches manquées, sans pouvoir revenir pleinement à son attitude première. Mais l'enchaînement de ses démarches subsiste en lui comme un savoir. L'homme peut donc revenir vers ce savoir, éclairer d'un regard second les démarches spontanées de sa conscience. Or, dans ce regard second, la conscience de l'homme découvre , en elle, une autre fonction que celle de l'adhésion entière, pure et simple, aux contenus appréhendés.Elle y découvre une puissance indéfinie de mettre en question le contenu de ses croyances. En effet au moment où, dans le savoir religieux par exemple, je dépasse l'inquiétude naturelle du savoir sensible, mais où j'éprouve à nouveau l'inquiétude spéculative qui est la marque d'une conscience religieuse, il m'est impossible, pour échapper à cette seconde inquiétude, de revenir purement et simplement au repos de l'existence sensible. Je ne peux effacer le caractère positif de mon expérience religieuse. Cependant le cheminement vers le savoir religieux subsiste en moi comme savoir de ma conscience sur elle même. Et, dans ce savoir, ma conscience peut revenir vers son savoir sensible immédiat. Mais elle n'y trouve plus alors son repos. Elle ne peut l'y trouver sans se nier elle-même. Elle ne peut donc revenir que vers l'aspect problématique de son savoir sensible immédiat. Elle ne vit plus, alors, dans ce retour, son savoir sensible comme 19 objet immédiat de croyance. Elle saisit sa vie même, comme une épreuve de l'objet de son savoir sensible. Sa fonction n'est donc plus la même. Du fait que la conscience puisse se rendre attentive à son progrès interne, du fait qu'elle ne puisse progresser qu'en n'oubliant pas ses actes successifs de dépassement, elle découvre en elle la fonction fondamentale d'interrogation. Elle cesse de progresser en adhérant. Elle revient vers ses actes d'adhésion en les dissociant de ses objets d'adhésion. Elle refait son chemin; mais elle n'est plus dupe des êtres qu'elle y rencontre.On donne le nom de réflexion à cet acte par lequel la conscience expérimente son pouvoir de mettre en question son expérience immédiate. On voit que dans l'exercice de la réflexion la conscience s'arrête à elle même. Au lieu de vivre son expérience au niveau des objets immédiatement appréhendés, elle la saisit comme vide d'objets vécus. Elle pense le mouvement par qui son expérience se constitue comme savoir, plutôt qu'elle ne vit les actes par lesquels elle se remplit de contenus sans cesse imposés. C'est dire qu'à travers l'objet saisi, la conscience se rend attentive à son propre mouvement de recherche. Elle ne saisit pas l'objet à travers la croyance immédiate et vécue qui l'enveloppe. Mais, approchant cet objet en se posant hors de toute existence ← immédiatement pleine, elle le saisit à travers sa propre démarche de résolution, dans la connaissance qu'elle prend de son savoir interne, et se l'attribue comment moment de cette résolution. Ainsi parce que la conscience peut se connaître elle même comme passé de ses propres dépassements et savoir sur ces dépassements, pour cela même elle est réflexion: i-e adhésion non plus à l'objet spontanément sien, mais adhésion à elle même comme fonction de l'objectivité. Dans la réflexion la conscience se libère donc du donné. Mais par là même elle trouve en elle même le remède à son inquiétude. Elle se découvre à elle même sa propre dialectique elle prend conscience de ses gestes, par quoi elle arrive en elle a reconnaître un donné. La croyance au donné apparaît alors comme la réponse à une attitude, comme l'exercice d'une fonction.Or cette fonction non seulement la conscience peut l'atteindre, mais il est de son essence de l'atteindre et c'est au moment où elle l'a saisie qu'elle est véritablement conscience.En effet au moment où la conscience refuse, dans l'exercice de la réflexion, d'adhérer purement et simplement au donné immédiatement vécu, son contenu n'est pas vide. Si ce contenu était vide, la conscience se nierait elle même dans cet acte. Elle ne pourrait même pas, alors, saisir comme problématique l'objet sensible immédiat, puisqu'elle n'aurait pas conscience de pouvoir le dépasser. Elle même ne se saisirait jamais:même pas comme conscience spontanée de son savoir vécu. Au moment de son refus la conscience est donc pleine. Mais elle n'est pas pleine de la vie ni de la présence de l'objet qu'elle refuse. Elle est bien plutôt pleine de la visée de son dépassement: elle est pleine de cette recherche qui institue par delà la seule présence. Mais comment pourrait-elle se remplir alors si elle n'éprouvait pas, en même temps que le mouvement qui l'emporte au-delà de son objet immédiat, la présence de sa propre clarté XXX La conscience ne peut se remplir si un objet ne lui présente son contenu. Or, au moment où elle refuse un contenu présent, 21 il n'y a pas d'objet présent qui lui offre un contenu plein: sinon elle s'y reposerait sans refus. Pourtant ou bien elle n'est rien, ou bien un objet la détermine. Il faut donc dire qu'au moment où la conscience refuse, ou bien elle doit se nier entièrement, en même temps que son objet, ou bien hors de tout objet présent, elle doit reconnaître un objet fondamental – qu'elle vise elle même – au-delà de tout refus. Or le seul objet que la conscience ne puisse refuser c'est elle même. Au moment donc où la conscience refuse d'adhérer à la croyance immédiate, elle même se remplit de sa clarté; elle se donne à elle même comme objet. Elle se vise elle même au-delà de tous ses refus. Si l'on appelle évident cet objet que la conscience vise et saisit au-delà de tous ses refus – et évidence cette présence immédiate qui révèle tout son contenu, on peut donc dire, que dans la réflexion, la conscience se révèle comme la fonction de l'évidence. Elle n'est pas l'évidence elle même, puisqu'elle subsiste, dans sa vie mondiale, avec l'histoire de ses expériences, et le souvenir de ses insuffisances. Mais elle est la visée de l'évidence, puisqu'elle s'apparaît comme objet immédiat et certain au moment où elle refuse – et que, pour elle, refuser, c'était vouloir dépasser. Refuser, c'était donc viser cette évidence qui était en elle. Le refus n'est pas un acte qui se suffise; il est un moment du chemin vers l'évidence. La conscience refuse: et elle est visée de l'évidence. La conscience s'affirme elle même à travers ce refus: et elle est l'atteinte de cette évidence visée. Et au moment où elle se connaît ainsi comme fonction d'évidence, c'est alors qu'elle est vraiment consciente, puisqu'elle connaît alors seulement sa clarté. Dans ces conditions il y aura nécessairement un savoir dépassant tous les autres parce qu'il cherchera à surmonter tous les refus. À ce savoir on pourra donner le nom de philosophie.En effet lorsque la conscience saisit sa propre clarté, elle saisit son existence immédiate. Par là elle saisit un mode de relation entre l'existence et le contenu révélé dans l'existence, par lequel l'existence perd sa structure problématique. Le contenu de l'existence ne sert plus à mettre en question l'existence elle même. Cependant rien dans la vie de la conscience ne s'oublie, et son progrès, c'est l'intégration de son savoir passé. En particulier cette présence non problématique, dans la mesure où elle se l'approprie, elle la pense comme relié à son savoir problématique. De plus, au moment où elle connaît, dans le refus, sa présence immédiate, elle ne perd pas sa fonction objective. Bien au contraire, elle l'affirme en se tournant vers elle même. Donc la conscience visera, au-delà de ce savoir immédiat une autre forme de savoir, par lequel elle ira jusqu'au bout de la fonction objective qu'elle saisit maintenant dans toute son exigence et dans toute sa pureté. Dans ce savoir elle espère qu'elle pourra comprendre ses objets de manière à pouvoir penser l'histoire de son propre devoir comme non problématique: et à pouvoir enchainer, lorsqu'elle pensera à son histoire, les solutions aux solutions, et non 23 les insuffisances aux insuffisances.Nous appellerons donc philosophie cette forme de recherche, dans laquelle la conscience, allant jusqu'au bout de sa propre clarté, cherche sur elle même et ses objets un savoir premier et fondamental. Elle éclaire, en réfléchissant, son propre chemin. Elle s'efforce de comprendre sa propre origine en enchainant ses divers contenus. Ne s'attachant à aucune science en particulier, elle veut les surmonter toutes parce qu'elle se pose le problème de leur origine. Et elle ne peut pas ne pas le poser, sans peine d'être niée, s'il est vrai que le propre de la conscience est de cheminer en ne perdant pas le savoir de ses origines. Le savoir philosophique est donc celui qui ne peut se constituer qu'en remontant sans cesse à son origine vers l'acte d'une conscience qui cherche l'évidence d'une manière inconditionnée.