Catalogue OAI du consortium CAHIER

Desanti, Jean-Toussaint (1914-2002)

Notes de soutenance de la thèse principale

David Wittmann (édition)
Institut Desanti, ENS de Lyon
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Notes de soutenance de la thèse principaleVersion 1 in 0150/151sqq.[151] Il me serait impossible de commencer à présenter ce travail sans évoquer celui qui, il y a bien longtemps déjà, avait accepté de le diriger. Je ne dirai jamais assez tout ce que ce livre doit à mon maître Gaston Bachelard, à ses conseils et aussi, bien que j’aie conscience d’en demeurer bien indigne, à son exemple. La reconnaissance que je lui avais témoignée de son vivant, je me vois hélas contraint de la reporter aujourd’hui sur sa mémoire.Il me faut aussi évoquer d’autres mémoires : couplet Cavaillès-Lautmann.couplet MarotRemerciement à tous ceux qui m’ont aidé[153] Ainsi donc vers le milieu des années 40 j’allai trouver mon maître Bachelard, ayant en tête un projet de thèse. Je le sais aujourd’hui le projet était démesuré. J’envisageais tout simplement l’étude de la théorie des fonctions de variables réelles depuis la première quadrature (Archimède) jusqu’à Denjoy – Perron, qui bouclent le cercle, refermant cette <courbe>, parfois sinueuse, de <l’histoire>. Gaston Bachelard ne s’est pas moqué de moi. Il a tout de même souri, et m’a dit : « Eh bien, allez toujours, vous verrez en route … ». Je n’ai pas tardé à voir : et j’ai réduit mon projet initial. De Cauchy [155] à Lebesgue – et aussi une restriction thématique : le problème de l’intégration serait au centre de cette recherche historique. Il se trouve que le projet initial qui était d’écrire l’histoire effective de la théorie des fonctions de variables réelles, de retracer la genèse des concepts essentiels qui y sont produits, s’est complètement transformé en route et a, après bien des interruptions, donné naissance à ce livre, qui n’a plus rien d’une histoire. C’est un phénomène qui me semble, aujourd’hui, demander réflexion. La situation peut se résumer ainsi. Il y a vingt ans j’étais certain de pouvoir écrire un livre dont le contenu répondrait au titre « Développement de la théorie des fonctions de variables réelles ». Je sais aujourd’hui qu’un tel [157] livre ne saurait être écrit d’une manière < ?>, et qu’il importe au préalable d’éclaircir quelques questions concernant le statut des sciences d’idéalité à < ?> démonstratif. D’où venait mon assurance d’autrefois ? D’où vient mon embarras présent ? Telle sera ma première question. A l’époque (disons vers la fin des années 30) j’avais de l’histoire (et je n’étais sans doute pas le seul) une vue proprement idyllique. J’imaginais que le philosophe devait nécessairement exercer le droit que lui conférait son état. Cet état était celui d’un sujet, capable, en principe d’accéder au fond originel, et de dévoiler en sa racine, le moment fondateur de [159] toute connaissance. Nous étions quelques uns à imaginer cette région de transparence absolue, dans laquelle un sujet, omniscient en sa source, pouvait se mouvoir à son gré, sans autre ombre que celle de son propre regard, sans autre inquiétude que celle de l’effort réflexif. L’intérêt que nous éprouvions pour la phénoménologie (peut-être à contresens, et nous n’allions pas tarder à l’apprendre) tenait à notre parti pris de vouloir, en tout lieu du savoir, mettre en œuvre cette forme, jugée par nous probablement offert, de conscience réflexive. Dans ces conditions comment <était> l’histoire, et singulièrement le passé du savoir ? Ce passé était sous notre regard. Nous étions devant [161] lui comme un sujet tout armé : le dernier arrivé ; et à son égard nous pensions pouvoir exercer jusqu’au bout notre droit de sujet : c'est-à-dire le pouvoir souverain du jugement. Et peu importait au fond le contenu de nos philosophies : certains d’entre nous étaient kantiens ; d’autres hégéliens ; d’autre (et j’étais du nombre) se disaient marxistes. Mais la forme de notre conscience restait la même : nous vivions installés dans une région de transparence, dans une région dont les normes nous paraissaient sans exception ni faille : en cette région, où nous vivions de plain pied, croyons-nous, avec la forme même et la racine du savoir, nous pensions pouvoir aller sans ombre ni hésitation vers l’origine.[163] Le tissu de l’histoire nous paraissait ainsi < ?> et inerte, quelque chose comme ces cartes muettes qu’il faut peupler de villes et de forêts. Le temps de l’histoire, je l’imaginais linéaire : et cette unité d’un sujet omniscient et du temps linéaire, je la nommais, mouvement de l’histoire ou genèse du concept. Pour moi c’était tout un. Rien d’étonnant donc au projet que je formulai alors : présenter une genèse exhaustive de la théorie des fonctions n’était pas à mes yeux une tâche irréalisable. N’étais-je pas installé dans la région de transparence à un point (le dernier [165] produit <)> où tous les fils se nouent ? Ne suffisait-il pas d’exercer, en ce point, mon pouvoir de sujet supposé tout armé, pour peupler ce désert qu’était la trame de l’histoire <passée>, pour remplir de bruit cette carte muette . Je me serais certainement engagé sur ce chemin – et j’y serais encore, si déjà à l’époque, le sourire de Bachelard ne m’avait inquiété et, par conséquent, instruit. Derrière ce sourire, il y avait le poids de la terre et l’épaisseur du savoir effectif. Ce n’était plus l’espace plat, la plaine désolée, sur [167] lequel on s’efforçait de repiquer à loisir les figures pâles et comme affadies du concept pour tenter de les faire s’épanouir à nouveau. Bien au contraire, c’était la terre elle-même, vivant de sa vie propre, avec ses cassures, ses continuités, ses catastrophes et ses charriages. Ainsi on se trouvait invité à s’installer soi-même dans le champ du savoir, à s’y installer régionalement et à y creuser soi-même son propre chantier. La région de transparence où l’on se croyait < ? ?> comme mythique : elle-même n’était peut-être qu’une configuration provisoire, et de surface. On ne pouvait espérer devenir épistémologue si on ne prenait soi-même en charge cette région de savoir où l’on se trouvait installé.Version 2 in 389/2_1/123 (transcription sans les variantes)Il me serait impossible de parler de ce travail, sans évoquer d’abord celui qui, il y a déjà bien longtemps, avait accepté de le diriger. Je ne dirai jamais assez tout ce que ce livre doit à mon maître Gaston Bachelard, à ses conseils, et aussi, bien que j’aie conscience d’en demeurer bien indigne, à son exemple. La reconnaissance que je lui avais témoigné de son vivant je me vois, hélas, contraint de la reporter aujourd’hui sur sa mémoire. Et je pense aussi à d’autres, aujourd’hui disparus, et qui étaient mes ainés et dont quelques uns furent mes amis : Jean Cavaillès, Albert Lautmann, et, dans un autre champ que l’épistémologie, Maurice Merleau-Ponty. Pendant mes années de jeunesse ils furent mon environnement philosophique le plus immédiat et le plus présent.[245] Enfin, comment passer sous silence mes amis mathématiciens, mes camarades d’école, qui presque quotidiennement et pendant des années, ont pris la peine de m’expliquer pas à pas, plume à la main, des difficultés mathématiques, pour eux élémentaires, m’évitant ainsi bien des détours et bien des pièges. L’un d’eux, Raymond Marrot, aujourd’hui disparu. D’autres sont devenus des mathématiciens de grand renom, qu’ils trouvent ici l’expression de ma reconnaissance. *** Donc vers le milieu des années 40 j’allai trouver mon maître Bachelard, ayant en tête un projet de thèse. Je le sais aujourd’hui, mon projet était démesuré. [247] J’envisageais tout simplement l’étude du développement de la théorie des fonctions de variables réelles, depuis les premières quadratures, (donc Archimède) jusqu’à l’intégrale de Denjoy-Perron, qui bouclent le cercle refermant sur ce point cette courbe, parfois sinueuse, de l’histoire. C’était un projet d’ignorant. Pourtant Bachelard ne s’est pas moqué de moi. Il a tout de même souri, comme quelqu’un qui sait de quoi il retourne, et il m’a dit : « Eh bien, allez toujours ; vous verrez en route ». J’ai vu et, ayant vu, j’ai commencé par en rabattre : mon projet s’est réduit : et je me suis borné à la période allant de Cauchy à Denjoy. [249] C’était encore beaucoup. Il y a plus : il se trouve que mon projet initial qui était d’écrire l’histoire effective de la théorie des fonctions de variables réelles, de retrouver la genèse des concepts essentiels qui y furent produits, s’est complètement transformé en route, et, après bien des interruptions, a donné naissance à ce livre qui n’a plus rien d’une histoire. C’est là un phénomène qui me semble, aujourd’hui, demander réflexion. La situation est la suivante. Il y a vingt ans j’étais certain de pouvoir écrire un livre dont le contenu répondrait au titre : « Développement de la théorie des fonctions de variables réelles ». Je sais aujourd’hui qu’un tel livre [251] ne saurait être écrit d’une manière aussi brutale et directe, qu’il y faut quelques précautions : et d’abord celle-ci : se poser la question de savoir ce que peut bien signifier, pour une science de caractère démonstratif, que l’existence historique. D’où venait mon assurance d’autrefois ? D’où vient l’embarras qui a donné naissance au présent travail ? Telle est la question qui me paraît demander examen. *** A l’époque (disons, pour fixer les idées, à la fin des années 30) j’avais de l’histoire, et je ne crois pas avoir été seul en ce cas, une vue simple et proprement idyllique. J’imaginais que le philosophe devait nécessairement exercer [253] le droit que lui confère son état. Cet état était celui d’un sujet, capable, en principe d’accéder au fond originel, et de dévoiler en sa racine, le moment fondateur de toute connaissance. On imaginait ainsi une région de transparence absolue, dans laquelle un sujet, tenant sous son geste la source de l’omniscience, pouvait se mouvoir à son gré, sans autre ombre que celle de son propre regard, sans autre inquiétude que celle de l’effort réflexif. L’intérêt que nous éprouvions pour la « phénoménologie » tenait (peut-être à contre-sens et nous allions bientôt l’apprendre) à notre parti-pris de vouloir, en tout lieu du savoir, mettre en œuvre cette forme, jugée par nous préalablement offerte, de conscience [255] réflexive. Comment dans ces conditions aborder l’histoire et singulièrement le passé du savoir ? Nous étions devant ce passé come un sujet tout armé, le dernier arrivé qui tient tout à sa merci. A son égard nous pensions pouvoir exercer jusqu’au bout notre droit : c'est-à-dire le pouvoir souverain du jugement. Peu importait ici le contenu de la philosophie professée. Il m’est arrivé d’en changer entre 1935 et 1945. Mais à travers ces changements la forme restait la même. On vivait installé dans une région de transparence dont les normes nous paraissaient sans exception ni faille : dans cette région nous étions, croyons-nous, en relation de familiarité avec le concept et nous pensions y vivre de plain-pied avec la forme même et la racine du savoir. De là [257] il nous paraissait aisé d’aller vers l’origine et de retracer la genèse. Le tissu de l’histoire était pour nous mort et inerte. Une sorte de carte muette qu’il fallait peupler de villes et rivières. Le temps de l’histoire nous l’imaginions lui-même inerte et linéaire, et cette unité factice d’un sujet omniscient et d’un temps linéaire nous la nommions, selon l’occasion, mouvement de l’histoire ou genèse du concept. Pour nous c’était tout un. Rien d’étonnant dans ces conditions au projet que je formulai alors : présenter une genèse exhaustive de la théorie des fonctions n’était pas à mes yeux une tâche irréalisable. N’étais-je pas installé précisément où il fallait, dans une région de transparence, à ce point (le dernier produit) où tous les fils [259] se nouent en une configuration achevée ? Ne suffisait-il pas d’exercer, en ce point, mon pouvoir de sujet tout armé, pour peupler ce désert conceptuel qu’était la trame de l’histoire passée, et faire parler cette carte muette ? Je me serais certainement engagé dans cette voie, et j’y serais encore, si déjà à l’époque (et bien que la chose n’est pas été entièrement claire pour moi) le sourire de Bachelard ne m’avait inquiété, inquiétude qui, peu à peu, m’a instruit. ***Et de fait derrière ce sourire il y avait toute l’épaisseur du savoir effectif. Ce n’était plus cet espace plat, ce lieu désolé et, de soi-même [261] insignifiant, dans lequel on s’efforçait de repiquer les figures pâles et comme affadies du concept, pour tenter de les faire s’épanouir à nouveau. Bien au contraire. C’était la richesse de la terre, vivant de sa vie propre, avec ses cassures, ses continuités, ses charriages et ses catastrophes. La région de transparence, qu’on la nommait esprit ou histoire, cette région où l’on se croyait en sûreté, s’effondrait, frappée de nullité, abimée dans le chantier de la connaissance. On était invité à s’installer dans ce chantier. On ne pouvait espérer devenir épistémologue qu’à la condition de prendre soi-même en charge cette région du savoir où l’on était installé. Dans ce mouvement le sujet qu’on croyait être (le sujet