Catalogue OAI du consortium CAHIER

Desanti, Jean-Toussaint (1914-2002)

Projet d’introduction générale

Wittmann, David (édition)
Institut Desanti, ENS de Lyon
Tous droits réservés

Nous nous proposons dans le travail qui va suivre de présenter d’apporter quelques remarques en vue réflexions en vue de contribuer à l’étude du développement de la théorie des fonctions de variables réelles. L’intérêt d’une telle étude n’est pas seulement limité par au seul objet dont elle montre l’histoire. Nous espérons que les philosophes des mathématiques ne seront pas indifférents aux quelques remarques qu’elle permet de formuler. Nous dirons même que l’étude des fonctions de variables réelles constitue un terrain privilégié pour poser les problèmes qui, depuis la fin du siècle dernier, ont occupé les philosophes des mathématiques. Dans la théorie des fonctions de variables réelles se trouvent en effet rassemblés et comme souligné les traits qui caractérisent les mathématiques. La liaison au réel physique d’une part, puisque c’est la nature qui nous présente les premiers exemples des fonctions discontinues, puisque c’est l’exigence de construire des fonctions capables, de conduire à une étude générale de la propagation des mouvements périodiques, qui entraîne, en grande partie, la ruine du prestige quasi théologique dont jouissaient, dans la première moitié du XIXe siècle, les fonctions analytiques. L’effort propre d’abstraction d’autre part, l’entreprise générale de rédaction de la théorie mathématique à un système d’axiomes : c’est en grande partie pour les besoins de la théorie des fonctions de variables réelles que fut créée la théorie des ensembles. C’est pour répondre aux exigences de la théorie que furent créées les conceptions générales de l’intégration dues à Lebesgue, après Riemann, à Lebesgue et à M. Denjoy. D’une manière générale on peut dire que la théorie a constitué comme le terrain nourricier de l’analyse depuis le temps où Riemann, refit, en vue d’étudier les fonctions représentables par une série trigonométriques, une théorie rigoureuse de l’intégration. Ajoutons que la théorie des fonctions de variables réelles a été pour les mathématiques un lieu d’épreuves : il fallut rompre avec les habitudes passées, inventer et confronter des méthodes plus fines, s’efforcer d’être attentif à la fois à la plus extrême individualité (être capable de construire des fonctions « exceptionnelles ») et aussi à la plus haute généralité (être capables de concevoir la validité des opérations les plus générales permises sur une classe générale de fonctions). Il fallut enfin, à mesure que se développait la théorie apprendre à distinguer et à manier des concepts de nature différente. Les uns de nature algébrique, l’intégration, par exemple, qui considérée en elle-même, indépendamment de la structure du domaine où elle est définie, n’est rien de plus que d’autre qu’une opération linéaire. Les autres de nature topologique : le passage à la limite par exemple. Le plus souvent il fallut, dans la même recherche, saisir à la fois et dans leur connexion, l’aspect algébrique et l’aspect topologique : par exemple dans la théorie générale de la mesure des ensembles. Certes notre but n’est pas de retracer dans tous ses détails l’histoire de la théorie des fonctions de variables réelles. Nous nous proposons, par l’analyse de quelques moments, à nos yeux décisifs, de cette histoire, de contribuer à mettre en évidence l’enchaînement des idées et l’apparition des méthodes nouvelles. Une première remarque s’impose. C’est que le champ de ce qu’on appelle aujourd’hui la « théorie des fonctions de variables réelles » s’est transformé au cours de l’histoire.A l’origine A la naissance de l’analyse infinitésimale la théorie des fonctions de variables réelles constitue le plus clair de la théorie des fonctions. L’extension au domaine imaginaire y est considérée comme purement formelle et elle n’entame pas la valeur des raisonnements, établis sur les variables réelles. C’est que les premi Cela tient sans doute à la nature des problèmes qui donnèrent naissance à la théorie des fonctions (problème des tangentes, problème de détermination de maximum et de minimum, problèmes mécaniques chez Newton). Ces problèmes conduisaient presque toujours à l’étude de fonctions bien caractérisées, individualisées, algébriques ou transcendantes. Et les opérations qu’on apprit à constituer sur elles (calcul de leur <fluxion ?>, de leur différentielle, de leur primitive, développement en série) pouvaient, par une construction purement algébrique, s’étendre au domaine au domaine complexe. Il suffisait dans l’expression y=fx de substituer à x,ζ+η−1. Comme l’expression fx était généralement continue, sauf pour des valeurs exceptionnelles de x, comme on savait, partout où elle existait, calcul sa dérivée fluxion <ou ?> sa différentielle, et comme on savait la représenter la fonction par un développement en série convergent, ces fonctions le problème de passer au plan complexe se réduisait en définitive à un simple changement de variables, la nouvelle fonction de variables imaginaires gardant les mêmes propriétés de la fonction analytiques (dérivabilité, continuité etc.) que la fonction de variables réelles dont elle était la simple traduction. C’est pourquoi la théorie des fonctions de variables réelles se confond à l’origine avec la théorie des fonctions tout entière : il suffit de définir les opérations de différenciation, d’intégration, de développement en série pour < ? x> y=ax,y=cosx,y=logx etc. pour que ces mêmes opération soient immédiatement définies pour : y=az,y=cosz … avec z=ζ+η−1. Du jour où l’on vit que la possibilité de cette extension ne tenait pas à la nature des opérations accomplies sur les fonctions mais à la nature propre des fonctions elles-mêmes, à la nature de logz, de cosz et de az, par exemple, ce jour là il fallut bien étudier ces opérations pour elles-mêmes, indépendamment des fonctions particulières auxquelles elles pouvaient s’appliquer. C’est à partir du moment où les travaux de Cauchy permirent de définir la classe particulière des fonctions analytiques comme la seule classe à laquelle on pouv. des fonctions de la forme y=fz à laquelle on pouvait étendre sans restrictions, toutes les opérations déjà définies sur y=fx pour les variables réelles, c’est à partir de ce moment que la théorie des fonctions de variables réelles pouvait se détacher comme un chapitre particulier de l’analyse. [Rédaction 1]La fonction de variables imaginaires y=fz apparut alors comme une fonction de deux variables réelles ζ et η . Ces fonctions étaient liées entre liées entre elles au moyen des conditions d’analyticité de Cauchy : ∂ξ∂x=∂η∂y;∂ξ∂y=−∂η∂xLa fonction de variables imaginaires fz dans laquelle z=x+iy apparut alors comme une extension de la forme fz=Px,y+iQx,y, P et Q étant des fonctions réelles des variables réelles x et y. La fonction P+iQ l’extension à la fonction P+iQ des opérations du calcul infinitésimal déjà définies sur les fonctions de variables réelles se trouvaient se trouvait possible, parce que les fonctions seulement à la condition que ces deux fonctions soient liées entre elles par les les fonctions P et Q soient liées entre elles au moyen de la relation, établie par Cauchy d’Alembert en 1752 dans ∂P∂x=∂Q∂y;∂P∂y=−∂Q∂x L’extension du domaine réel au domaine complexe exigeait ainsi Elle devait apparaître aussi par la suite comme la partie la plus générale de l’analyse, comme l’étude abstraite de la notion générale de correspondance fonctionnelle, comme l’étude du matériel de base sur lequel s’édifiait la théorie des fonctions : suites, séries, ensembles, etc., comme l’étude générale et rigoureuse des notions de base et des opérations fondamentales (continuité, discontinuité, émergence, divergence) et des opérations de base fondamentales (intégration, dérivation, développement en série) utilisées dans la théorie des fonctions. De ce point de vue il est juste de dire que la théorie des fonctions de variables réelles date de la deuxième moitié du XXe siècle. Son développement prend de l’ampleur à partir du moment où Cantor créé l’instrument qui permet l’étude rigoureuse et générale de la correspondance fonctionnelle : la théorie des ensembles. Mais la théorie des ensembles n’est pas sortie toute armée de la tête de Cantor. Elle a été longuement préparée tout [ Projet d’introduction généraleNous comptons consacrer le travail qui va suivre à l’examen du développement de la théorie des fonctions de variables réelles. Le choix d’une telle théorie s’explique en raison de la nature des fonctions de variables réelles. Il s’explique aussi par la nature des méthodes qu’il a fallu découvrir pour en aborder et en poursuivre l’étude. On pourrait dire que l’histoire de la théorie des fonctions de variables réelles constitue un terrain privilégié qui permet au philosophe de voir se déployer sous ses yeux la plupart des problèmes posés par le développement des mathématiques.§1 D’abord le problème du rapport entre les mathématiques et la nature, entre la théorie des fonctions et la physique. On sait que les exigences de la dynamique furent en partie à l’origine des notions fondamentales du calcul infinitésimal. Il suffit de songer à la définition que Newton donne de la notion de fonction, à la manière dont il définit la « fluxion » d’une fonction, à l’analogie, fondée dans la nature des choses, qui existe entre la dérivée d’une fonction en un point et la vitesse instantanée d’un mobile en un point. On sait aussi que les nécessités de la mécanique céleste, puis de la physique mathématique, ont conduit à un élargissement de la notion de fonction. Il suffit de penser aux travaux de Bernouilli, de d’Alembert et d’Euler sur l’équation des cordes vibrantes, à la Théorie analytique de la chaleur de Fourier. L’ébranlement donné à l’analyse au milieu de 18e siècle par les problèmes de l’intégration de l’équation des cordes vibrantes s’est poursuivi tout au long du XIXe siècle et jusqu’à nos jours à travers le œuvres de Dirichlet, de Riemann, de Cantor, de Lebesgue et de M. Denjoy. Plus près de nous il suffira de penser aux applications physiques de l’Intégrale de Stieltjes, au lien explicite qui existe entre l’équation fondamentale de M. Dirac et la « théorie des distributions » de M. Laurent Schwartz. D’une manière plus générale, c’est la nécessité de décrire, de serrer de plus près, au moyen de l’analyse, les phénomènes présentés par la nature, qui a détrôné les fonctions continues, et posé le problème de définir, pour des fonctions plus générales, les opérations fondamentales de l’analyse. Comment se noue ce lien entre la physique et la théorie des fonctions ? Le rôle de la physique est-il seulement d’ébranler une théorie mathématique ? N’est-il pas encore de nourrir de problèmes sans cesse renouvelés le progrès de la théorie ? Et même dans ce cas le développement autonome des méthodes de l’analyse est indéniable. En quoi consiste dès lors cette autonomie par rapport à la physique ? Comment le retour de la mathématique vers la physique est-il possible dans ces conditions ? Autant de problèmes pour lesquels l’histoire de la théorie des fonctions de variables réelles fournit une ample matière de réflexion.§2 Un second problème est celui de la rigueur mathématique et de sa nature. On sait que la théorie moderne des fonctions de variables réelles est née d’une « crise de rigueur ». Définir rigoureusement la continuité des fonctions, la convergence des séries, reprendre en fonction de ces définitions rigoureuses les fondements du calcul infinitésimal, ce fut, par exemple, le souci de Cauchy dans son cours d’analyse de l’école polytechnique. Ce fut aussi en partie le souci de Gauss, d’Abel, de Bolzano. Or cet esprit de rigueur, introduit dans l’analyse par Cauchy et Gauss, ne s’est plus démenti depuis ; et la théorie des fonctions de variables réelles constitua le terrain privilégié vers lequel il s’est déployé. Bien plus : en matière de fonctions de variables réelles, il fut vite impossible de cheminer sans rigueur. Cette exigence devint particulièrement pressante dans le dernier tiers du XIXe siècle lorsque la création de la théorie des ensembles par Cantor et son utilisation dans la théorie des fonctions obligea les géomètres à repenser encore une fois les principes et les opérations fondamentales de l’analyse. L’importance de la transformation ainsi accomplie se laisse aisément mesurer. Que l’on compare, à dix ans de distance, le Traité de calcul intégral et différentiel de Lacroix et le Cours d’analyse de Cauchy. Que l’on compare à trente ans de distance le Traité de calcul intégral et différentiel de J. Bertrand et l’Introduction à la théorie des fonctions d’une variable de J. Tannery. Or il est clair qu’on eût étonné Euler et Lagrange si on leur avait dit que leurs méthodes manquaient de rigueur. Ils croyaient à la toute puissance du calcul et à la possibilité indéfinie d’étendre les opérations fondamentales de l’analyse à des expressions analytiques de plus en plus compliquées. Pour eux la rigueur consistait dans l’universalité et l’exactitude du calcul. D’autre part ni Cauchy ni ses successeurs n’ont contesté la validité des opérations du calcul infinitésimal (en particulier l’opération passage à la limite) qu’Euler effectuait sans inquiétude. Ils ont simplement précisé les conditions dans lesquelles ces opérations étaient possibles, délimité leur champ de validité. Le problème se pose donc de savoir pourquoi les canons de la rigueur ont changé en l’espace d’une génération de mathématiciens. D’où vient qu’à un moment donné les mathématiciens éprouvent de l’inquiétude au sujet d’opérations qu’ils maniaient avec confiance quelques décades auparavant (cf. par exemple l’usage des séries infinies pour représenter ces fonctions) ?§3 Ce problème en évoque un autre : c’est celui de la nature du devenir des mathématiques, du sens et de la direction de leur progrès. Les mathématiques ne sont pas données toutes faites. Elles furent constituées au cour de l’histoire ; elles ont évolué dans le passé et changent encore sous nos yeux. Cependant à travers les moments différent de l’évolution certains caractères demeurent, qui permettent de les définir comme science : ainsi, sans ambiguïté possible, nous dirons que les recherches de Galois sur la théorie des équations et les premiers théorèmes obtenus par les pythagoriciens sur les proportions et la théorie des nombres, appartiennent à la même science. Et pourtant un abime sépare la science grecque, à son origine, de la science européenne du XIXe siècle. Que signifie alors ce jugement d’identité que nous portons et dans lequel nous attribuons à la même discipline les recherches de Galois et celles des Pythagoriciens ? Implique-t-il la permanence d’un objet éternel dont la richesse se dévoilerait peu à peu, l’histoire étant le lieu dans lequel cet objet se dévoile en même temps qu’elle serait le point de chute de sa vérité ? Mais alors le devenir des mathématiques reste quelque chose d’inessentiel à leur être, d’extérieur à leur contenu. Dirons nous au contraire que ce jugement d’identité est lui-même relatif à l’histoire et au temps, qu’il représente un point de vue sur l’histoire, et que son contenu effectif est fait du sens que le mathématicien donne, en fonction des problèmes et des méthodes de son temps, au passé de sa science ? Mais alors qu’est-ce que le devenir réel des mathématiques ? L’idée même que la vérité des mathématiques ait été constituée dans le temps restera mystérieuse. Leur histoire n’apparaitra pas comme un processus réel fondé dans la nature des choses, mais comme la reconstruction sans cesse provisoire et toujours à refaire d’un esprit qui reprend le passé et le dessine sous son regard. Or qu’il soit nécessaire de déterminer le concept du devenir réel des mathématiques, et de décrire ce devenir, c’est une exigence que l’étude du développement de la théorie des fonctions de variables réelles pose avec la plus grande urgence. Cette étude nous apprend qu’il est impossible à l’historien de considérer un mathématicien comme un esprit absolu ayant à faire à un donné éternel et suprasensible, sans relations avec l’histoire humaine. Elle nous apprend qu’il est impossible de considérer son œuvre comme une constellation inscrite de toute éternité au ciel de la vérité. Cela ne tient pas seulement au fait que la théorie apparaît à un moment du temps. Cela tient au contenu même de la théorie, à la nature des problèmes qui lui ont donné naissance. On parle en effet de « crise de rigueur ». Mais qu’est-ce que, à vrai dire, qu’une crise ? En général elle apparaît sous la forme d’un conflit entre les vieilles formes de pensée et les formes nouvelles exigées par la mise au jour de nouveaux domaines de recherche. Le moment critique est celui où l’insuffisance des vieilles formes affleure à la conscience du chercheur, sans que soient encore pleinement déterminés les moyens de dépasser cette insuffisance. Mais l’apparition de tel ou tel domaine nouveau de recherche (par exemple les fonctions discontinues, les séries divergentes, les équations aux dérivées partielles etc.) ne dépend pas du seul choix du chercheur. Elle ne dépend pas non plus de la seule logique interne d’une mathématique absolue, dont les objets seraient de toute éternité constitués au delà du temps. Sinon on ne comprendrait ni la nécessité qui pousse le chercheur à poser tel problème plutôt que tel autre, ni le fait que cette nécessité soit contraignante à tel moment de l’histoire et non à tel autre. Dans l’apparition d’un nouveau domaine de recherche doit aussi se refléter l’état présent de la science, le mode de liaison de ses objets, les conditions objectives, produites dans la vie sociale, qui, en dernière analyse soutiennent cet état et rendent cette liaison effective. Le nier serait refuser de considérer les mathématiques comme un phénomène de culture ; ce serait les abstraire en dehors de toute relation à l’histoire humaine ; et, par voie de conséquence, substituer aux mathématiques réelles, qui se déroulent dans l’histoire et le temps, liées aux civilisations humaines, un idéal abstrait, un fantôme qu’on aurait privé de tout rapport au monde. Cela veut dire qu’au moment même où la « crise » est sensible au chercheur les conditions qui la produisent se développent en dehors de la conscience du chercheur. Cela veut dire aussi que, dans le conflit entre les anciennes et les nouvelles formes de la pensée, ne se reflète pas seulement la liaison interne des objets mathématiques mais aussi la liaison des mathématiques aux autres objets du monde humain, aux autres éléments de la culture, la liaison de ces objets et de ces éléments à l’ensemble de la vie sociale. Naturellement cette liaison n’est pas immédiate ni mécanique. C’est en vain qu’on chercherait une liaison directe entre les théorèmes d’Abel sur la convergence des séries et l’essor de la bourgeoisie industrielle en Europe occidentale. Mais si l’on considère l’évolution de la société depuis l’époque de Galilée jusqu’aux années 1820, il est indéniable que l’évolution de l’analyse mathématique fait partie intégrante de l’histoire de cette société, il est indéniable que l’analyse mathématique fut, dans son essentiel, un instrument universel qui s’est développé dans cette société et à son service. Ce qui pose proprement le problème de rechercher la liaison du développement de l’analyse au devenir de la société et les médiations par lesquelles cette liaison s’est effectivement constituée. Ce problème est d’autant plus urgent, en ce qui concerne la théorie des fonctions de variables réelles, qu’ici nous avons à faire à une théorie qui se constitue à haut niveau d’abstraction. Ici il semble que le devenir de la théorie se poursuive pour lui-même, en marge du devenir de la société. Et pourtant c’est seulement en fonction d’instruments sociaux déjà constitués, en fonction de techniques déjà définies dans la société, en fonction de problèmes auxquels les exigences sociales donnent leur contenu effectif, que la théorie peut apparaître et continuer sa vie. Si bien que la naissance et le développement de la théorie des fonctions de variables réelles pose dans toute son ampleur le problème de la nature du devenir des mathématiques. Que signifie l’apparente autonomie de leur développement ? En quoi ce développement est-il conditionné par la liaison interne des objets mathématiques ? Sur quels points, par quelles médiations, le mouvement propre à la société, prise dans son ensemble, vient-il frapper le devenir des mathématiques ? En quoi, dans quelles conditions, cette action est-elle capable d’affecter le contenu des théories et de faire apparaître dans les objets de nouvelles liaisons ? A quels moments la conscience du chercheur devient-elle sensible aux exigences révolutionnaires qui se manifestent dans sa science ? D’où vient que les exigences nouvelles cheminent longtemps sourdement pour surgir tout d’un coup au grand jour de la conscience ? (Cf. par exemple la longue maturation, qui, depuis Bolzano jusqu’à Cantor, a abouti à la théorie des ensembles). Et dans tout ce cheminement, que signifient proprement ces deux actes : chercher et découvrir ? Pour tous ces problèmes, l’histoire de la théorie des fonctions de variables réelles fournit une ample matière.§4 Un autre problème concernerait de plus près la structure des théories mathématiques, le rapport entre une théorie mathématique et le système d’objets auxquels elle s’applique. En général une théorie mathématique apparaît sur le fond d’une matière donnée. C’est au moment où déjà se sont accumulés les résultats partiels qu’est possible l’effort de synthèse et de mise en place qui donne naissance à la théorie. Ainsi, dans l’antiquité, les « Eléments » d’Euclide apparaissent, sans doute après bien d’autres tentatives, au moment où la somme des résultats déjà acquis dans le domaine de la géométrie et de la théorie des nombres exige une reprise réfléchie de l’ensemble. De même, dans les temps modernes, c’est après l’essor du calcul au XVIIIe siècle, après que d’innombrables résultats partiels aient été découverts dans le domaine de l’analyse et de la mécanique rationnelle qu’ont été possibles les premières grandes synthèses théoriques de la fin du siècle : le Traité des fonctions analytiques de Lagrange, et sa Mécanique analytique. A partir de quel moment l’effort de reprise théorique est-il possible ? Suffit-il simplement que des « résultats » aient été accumulés ? Ne faut-il pas aussi que les objets dont les résultats énoncent les propriétés s’organisent en systèmes ? Ne faut-il pas aussi que cette organisation soit dominée par quelques principes dont l’usage rend possible le maniement des objets ? Et dès lors comment cette organisation peut-elle se faire ? Comment ces principes peuvent-ils être dégagés ? Comment se constitue leur genèse ? Pour l’éclaircissement de ces problèmes le développement de la théorie des fonctions de variables réelles fournit de précieux enseignements. Son progrès, selon l’expression célèbre de Dirichlet, n’a été possible que le jour où la nécessité de « substituer les idées au calcul » a été rendue sensible aux mathématiciens. A son point de départ elle apparut comme un effort de réflexion sur un ensemble d’opérations données. Au lieu de continuer à opérer selon les règles on revint à l’origine et on confronta les règles avec les objets auxquels elles s’appliquaient. Une telle démarche exigeait que l’on brisât la cohérence du vieux système théorique constitué par l’analyse du XVIIIe siècle. Plus tard, dans les dernières années du XIXe siècle, il fallut aussi briser la vieille cohérence acquise par l’analyse ; il a fallu de nouveau revenir à l’origine, s’interroger encore sur le sens des opérations les plus simples et des notions apparemment les mieux établies : notion de courbe, de fonction, d’aire etc. Cela veut dire qu’il est impossible de décrire le développement de la théorie sans se heurter aux problèmes que nous avons signalés plus haut : et en particulier le problème suivant : à quel moment se fait sentir l’exigence de substituer à une totalité théorique déjà constituée une autre totalité théorique dont les éléments ont muri et dont les problèmes ont cheminé à l’intérieur de l’ancienne ?D’autre part une théorie mathématique (du moins si l’on prend le mot théorie dans son sens ordinaire et non dans le sens plus restreint que lui donne l’école Bourbaki) n’est pas constituée d’éléments homogènes. Considérons par exemple ce corps de doctrine qu’il est convenu d’appeler la théorie des séries infinies telle qu’elle se présente dans l’ouvrage classique de Konrad Knopp. On voit sans peine que cette théorie se développe à partir de deux terrains différents. L’un est celui du calcul formel, tel qu’il avait été conçu du temps d’Euler. L’autre est plus proprement celui de « l’analyse » au sens de Cauchy. A chacun de ces termes appartiennent des exigences propres. Et pourtant les exigences particulières à chacun s’articulent l’une sur l’autre et leur rapport constitue toute la richesse et engendre tout la rigueur de la théorie. Ainsi lorsque j’écris une relation aussi simple que 1 = ½ + ¼ + … 1/2n + … ; cela veut dire d’une part que l’expression écrite au premier membre est strictement équivalente à celle qui est écrite au second. Ce qui veut dire que dans tous mes calculs je pourrai toujours substituer l’une à l’autre. Mais ce point de vue formel ne peut être fondé que dès l’instant où il est établi qu’il existe un nombre positif e aussi petit que l’on veut, et tel que la différence entre les deux membres dont j’affirme formellement l’équivalence soit toujours inférieure à e pour n suffisamment grand. Or lorsque je prends conscience de la nécessité de cette dernière condition, je ne me place plus simplement au point de vue de la validité des règles du calcul. Certes, cette validité demeure comme ce qui est à fonder. Car toute la question est, pour moi, de montrer que j’aurai toujours le droit de substituer le second membre au premier. Mais pour le montrer il me faut confronter les opérations indiquées au second membre (la sommation) avec le domaine en devenir dans lequel ces opérations s’actualisent, compte tenu de la nature de chacun des termes de la somme et de leur loi d’engendrement. Je me demande en effet : que devient la somme lorsque n augmente indéfiniment ? Dans cet exemple l’hétérogénéité entre le domaine formel des opérations (dans lequel prend sens l’équivalence que je pose) et le domaine en devenir dans lequel elles s’actualisent n’est pas la source de grandes difficultés car 1 est un nombre parfaitement déterminé, un nombre que je sais toujours distinguer et atteindre dans le premier domaine, un nombre qui est déjà manié et, pour ainsi dire individualisé, par le simple calcul. La difficulté serait plus grande si j’avais écrit M/4 = 1 – 1/3 + 1/5 – 1/7 + … Car dans ce cas le premier terme lui-même représente un nombre auquel je ne peux donner aucune spécification achevée, et que je ne peux individualiser au moyen d’un nombre déterminé d’opérations définissant la loi qui l’engendre. Alors que dans le premier cas j’étais conduit à dire que l’expression écrite au premier membre représentait exactement, à e près, la somme de l’expression écrite au second, je serai conduit ici à dire que le second membre représente une expression équivalente au premier et à prendre cette expression comme la loi même qui permet d’engendrer M/4. Mais cela implique que je puisse définir M/4 au moyen de la loi qui l’engendre c’est à dire, par exemple, montrer qu’il est le point limite vers lequel tend une suite d’intervalles emboîtés de longueur d1, d2 … dn et les que dn tende vers zéro pour n suffisamment grand. Ce qui veut dire que pour fonder l’équivalence entre le premier et le second membre il me faut définir, à partir des nombres rationnels, des nombres tels que M/4, qui ne font pas partie de l’ensemble de ces 4 nombres, mais sont limites d’une suite de nombres appartenant à cet ensemble. On voit ici que l’affirmation d’une équivalence formelle implique que l’on scrute le mode de constitution des nombres réels. Ce qi montre bien que la théorie des séries se situe au point de jonction de domaines différents, exigeant des méthodes d’investigation spécifiques. La théorie se constitue comme telle (autrement que sous la forme d’une extension formelle des opérations du calcul aux expressions infinies) dès l’instant où on est attentif à la nature du domaine dans lequel les opérations sont effectuées. Des difficultés du même ordre apparaitraient dans d’autres domaines de l’analyse, par exemple dans la théorie de l’intégration. Je peux considérer l’intégration du point de vue du calcul comme l’opération inverse de la dérivation. Je peux aussi la considérer comme une opération originale de sommation, comme une fonction linéaire attachée au domaine de variation d’une fonction. Aucune de ces deux manières de considérer l’intégration n’est arbitraire. Chacune est liée à des problèmes qui se sont posés au cours de l’histoire. La seconde est la plus ancienne puisqu’elle est le fondement de la théorie archimédienne des quadratures. La première apparaît dès l’origine du calcul différentiel, et elle se trouve systématiquement exposée par Euler. Mais des progrès décisifs furent accomplis dans la théorie dès l’instant où il devint nécessaire de confronter les deux points de vue et de rechercher à quelles conditions il était possible de reconnaître dans une fonction donnée une fonction dérivée. Ce problème impliquait une généralisation de la notion d’intégrale, considérée comme fonction d’ensemble, puisque l’expérience montra qu’à un certain niveau de généralisation, les notions d’intégrale et les notions de fonction primitive ne coïncidaient pas : en 1881 Volterra donna l’exemple d’une fonction intégrable au sens de Riemann qui n’était pas une fonction dérivée. C’est ainsi que pour fonder des résultats acquis dans un domaine opératoire donné (intégration prise comme inverse de la dérivation), il fallut se rendre attentif aux propriétés les plus générales des fonctions les plus générales, et créer les instruments exigés par une telle étude : en particulier la théorie des ensembles, et plus spécialement la théorie de la mesure des ensembles. D’une manière plus générale on pourrait dire qu’une théorie mathématique se trouve au confluent de plusieurs domaines et que, pendant son développement, il arrive que des problèmes rencontrés dans l’un de ces domaines, les méthodes éprouvées en lui, aient à être investis dans l’autre et à y peser de leur poids. Il arrive que ce nouveau domaine se prête à une telle extension. Le plus souvent il s’y révèle, au premier abord, rebelle, et l’extension exige une refonte des opérations caractéristiques du premier. De là un certain nombre de problèmes qu’on est conduit à éclaircir lorsqu’on étudie le développement de la théorie des fonctions de variables réelles. Car la théorie se trouve au point de contact de domaines d’origine différente, et elle se développe parmi leurs connexions. Une notion comme celle de dérivée, par exemple, est à la fois métrique et topologique. Il en est de même d’une notion comme celle d’ensemble de mesure nulle. Il arrive le plus souvent que, pour édifier la théorie, il soit nécessaire de préciser, dans un espace topologique, le sens d’un système d’opérations algébriques (ainsi dans la théorie générale de la mesure : la mesure est une fonction d’ensemble continue (notion topologique) définie sur un anneau (notion algébrique). Comment se noue et se dénoue ce lien entre domaines hétérogènes ? A quel moment l’investissement, dans l’autre, des méthodes spécifiques de l’un est-elle nécessaire ? Quelles sortes de conflits rencontre-t-on alors ? Comment se constitue une théorie générale dont les principes permettent de dominer à la fois les objets du premier et du second ? Poser de tels problèmes est absolument nécessaire, si l’on veut décrire le devenir de la théorie des fonctions de variables réelles. A chaque moment la question se posera de savoir : pourquoi telle opération exige-t-elle d’être généralisée à tel moment ? Pourquoi telle autre n’a-t-elle de sens qu’en fonction de telle ou telle condition restrictive ?§5 Ce problème en appelle un autre. C’est celui du rapport entre une théorie mathématique déjà élaborée, déjà constituée à un niveau élevé d’abstraction et, dans certains domaines, formalisée, avec le monde des objets dont le maniement lui a donné naissance. L’effort qui conduit à la constitution d’une théorie formalisée ne se développe pas à partir du néant. Le fait même que l’on pose au point de départ de la théorie tel système d’axiomes plutôt que tel autre montre que la théorie formelle se constitue sur le fond de l’expérience préalable du monde des objets auxquels la théorie s’applique, sur le fond d’une certaine pratique déjà élaborée de ces objets et des opérations qui les concernent. Par exemple la théorie formalisée des nombres entiers (cf. le système d’axiomes dus à Peano) n’est possible que dès l’instant où l’on sait effectivement se servir des nombres entiers, dès l’instant où le sens des opérations fondamentales sur ces nombres, ainsi que les opérations essentielles caractéristiques du système de ces nombres (leur loi d’engendrement) sont devenus l’objet d’un savoir suffisamment explicite pour servir de matière à la réflexion. De même, et en dehors de toute formalisation, si nous considérons une notion comme celle de correspondance fonctionnelle et si nous la posons, comme le fit par exemple Riemann, dans toute sa généralité, il est clair qu’une telle notion recouvre une multitude de domaines originaires et renvoie à l’expérience acquise au cours du maniement des objets appartenant à ces domaines : la notion est à la fois d’origine géométrique, mécanique et analytique. D’autre part si nous nous attachons à l’examen de ces domaines originaires eux-mêmes nous ne tarderons pas à découvrir qu’ils sont loin d’être livrés tout constitués, d’une manière primitive. Eux aussi comportent leur genèse et renvoient à d’autres opérations et à d’autres objets donnés dans une expérience et une pratique plus proches encore des choses et liées d’une manière plus immédiate à l’action des hommes sur ces choses : invariance des formes physiques, rapports réciproques des objets en mouvement, opérations de dénombrement portant sur des collections finies. Le problème se pose donc de ressaisir le lien entre une notion élaborée au niveau le plus abstrait et son domaine d’origine, de voir la manière dont, à travers les opérations formulées au niveau le plus abstrait, les objets ayant déjà un sens dans le domaine originaire se trouvent à la fois concernés et transformés. C’est une recherche indispensable à quiconque veut s’efforcer de montrer la genèse d’une théorie mathématique. Car ce mot de genèse peut se prendre en deux sens. D’une part on peut entendre par là la simple mise en évidence du mouvement qui conduit d’une théorie à celle qui lui succède, la transforme, la généralise et l’enrichit : par exemple le fait de montrer par quel chemin, à travers quels problèmes on passe de la théorie de l’intégrale de Riemann à la théorie plus générale de Lebesgue. D’autre part on peut entendre par le mot de genèse l’édification des objets de la théorie à partir de leur origine sensible, la détermination des chaines d’actes qui ont permis aux hommes de concevoir de tels objets et de les manier avant d’accéder à leur sujet à un savoir explicite et réfléchi. Or il apparaît que la première démarche ne peut être effective que dès l’instant où elle prend appui sur la seconde. Comment comprendre le passage de l’intégrale de Riemann à l’intégrale de Lebesgue si on ne détermine pas d’abord sur quel terrain a pris naissance l’intégrale de Riemann ? Comment apprécier l’exigence qui porte Lebesgue à généraliser l’intégration si on ne saisit pas la nature des modifications qui se sont produites dans ce terrain ? Sans une telle recherche l’étude du devenir de la théorie resterait purement descriptive. Jamais on ne pourrait saisir l’essence de son mouvement. Par là apparaît l’exigence de déterminer le lien qui unit une théorie à son terrain d’origine et de saisir le devenir de la théorie dans ses connexions avec le devenir de ce terrain. Exigence d’autant plus urgente qu’il arrive souvent que des opérations ayant été déterminées dans le terrain originaire, prennent, dès l’origine, un sens beaucoup plus riche, que celui retenu par leur première explicitation théorique. Ainsi l’opération de mesure, effectuée sur des grandeurs géométriques, contient, dès l’origine, beaucoup plus que n’en retint la première « axiomatique » pythagoricienne. De là vient que les exigences propres à la notion de ce terrain d’origine retentissent sur le développement ultérieur de la théorie, même au moment où elle se présente sous la forme la plus abstraite : la nécessité de se rendre attentif, à un certain moment, aux critères de convergence des séries en fournirait un exemple. Or la théorie qui est l’objet de nos recherches est riche de rapports de cette sorte. Que l’on songe seulement au développement de la théorie des ensembles et à son utilisation dans la théorie générale des fonctions. De veilles notions, qui étaient pour ainsi dire la matière de l’analyse, qui vivaient sourdement et comme endormies sous le calcul, ont été réveillées et sont devenues l’objet d’une élaboration réfléchie (Cf. le développement de la topologie générale comme étoffe de la théorie des fonctions). Evoquer ces réveils et les 24remaniements théoriques auxquels ils donnèrent lieu c’est une tâche qui s’impose à l’historien des mathématiques, sous peine d’ignorer le sens des objets dont il montre l’histoire.§4 Nous sommes ainsi conduits à un autre problème étroitement lié au précédent et pour lequel l’histoire de la théorie des fonctions de variables réelles fournit un terrain de recherches spécifiques : c’est celui de la nature de l’intuition en mathématiques et de son rôle dans le développement de cette science. On sait qu’il n’est rien de plus confus que ce mot d’intuition. Si j’écris 2 + 2 = 4 je dirai que j’ai une connaissance intuitive de cette égalité. Cela veut dire qu’un seul regard me donne son contenu et que ce contenu se trouve épuisé dans l’acte même qui me le donne. A tel point qu’il me semble n’avoir plus rien à savoir de 2 + 2 que ce que précisément j’en affirme au moment où je pose l’égalité. Cependant cette simplicité n’est qu’une apparence. D’abord parce qu’elle est le fruit du temps et de mon apprentissage dans le temps. Ce qui est maintenant pour moi mon savoir immédiat est venu un jour au prix de l’effort et du calcul. Il ne m’a pas été donné de lire immédiatement dans les choses que 2 + 2 = 4. Il m’a fallu apprendre et longtemps éprouver le sens de l’égalité, la permanence des unités, le maniement de l’addition. D’autre part si je suis attentif à ce qui constitue la vérité de l’égalité que j’affirme je vois sans peine qu’elle manifeste les liaisons internes d’un système d’objets dont je connais et peux formuler les lois. Les axiomes de l’égalité et de l’addition, la définition du nombre entier, la définition de l’unité, bien qu’ils ne soient pas maintenant l’objet explicite de mon savoir immédiat, n’en constituent pas moins le contenu effectif de l’objet que je pense lorsque je vois que 2 + 2 = 4. Car privée d’eux, cette égalité n’est pas : elle peut être prononcée, mais non pensée. Ce n’est donc pas l’intuition que j’ai de l’égalité qui constitue la vérité de cette égalité. Bien au contraire : c’est au moment où cette vérité est constituée pour moi, au moment où je suis en possession des actes qui me permettent de la saisir dans le domaine des objets au sein desquels elle paraît, qu’est possible la conscience intuitive. On ne peut pas dire non plus, comme le croyait Descartes que l’intuition est l’acte par lequel on appréhende une nature