Catalogue OAI du consortium CAHIER

Desanti, Jean-Toussaint (1914-2002)

Remarques sur l’intuition du continu

1990
David Wittman (édition)
Institut Desanti, ENS de Lyon
Tous droits réservés

Remarques sur l’intuition du continuEn raison du caractère multivoque du mot « intuition » il me paraît nécessaire d’éclairer, en commençant cet exposé, le sens de son titre. Dans la tradition philosophique on peut en distinguer au moins cinq significations : cartésienne ; spinoziste ; kantienne ; bergsonienne ; husserlienne, sans parler du sens que le mot a acquis dans la pensée des mathématiciens et logiciens nommés « intuitionnistes ». Les problèmes rencontrés à propos du continu seraient très différents selon que l’on se réfère à l’une ou à l’autre de ces significations.Il serait possible évidemment de confronter les diverses formes d’intuition ainsi distinguées et de chercher si l’une d’elles convient à l’objet qui est ici en question et que nous nommons « continu ». Mais, outre qu’elle serait peu économique, une telle démarche présuppose que ce que nous nommons « continu » est assez déterminé pour que nous cherchions quelle forme d’intuition suffit à le déterminer davantage. Ce qui nous poserait le problème de rechercher dans quelle forme d’expérience nous est livré l’objet de notre examen, forme d’expérience plus primitive que les conceptualisations qui en ont été proposées.Nous allons donc contourner ces significations philosophiquement canoniques du mot et entendre « intuition » d’une façon « brutale », naïve et primitive, de telle sorte qu’au point de départ l’usage de ce mot n’exige aucun choix préalable de nature philosophique.Deux exemples pour préciser ce point. Supposons que je prononce les deux phrases suivantes 1) « Nous voici tous réunis ici maintenant » 2) « A tout prendre chacun d’entre nous est un nuage d’électrons »1) Pour que soit identifié son sens, la première n’exige pas le déploiement d’une longue chaîne discursive, d’un enchaînement de médiations qu’il faudrait suivre pas à pas. Aussitôt appréhendée elle est assumée par chacun. Les uns et les autres nous pouvons faire fond sur elle – et poursuivre notre entretien en la tenant pour acquise. Bien entendu nous pouvons la prendre comme thème de réflexion et chercher ce que veulent dire « tous », « ici », « maintenant ». Mais nous pratiquerions alors un déplacement thématique, en nous intéressant aux formes syntaxiques qu’elle met en œuvre. Mais même en ce cas nous tiendrions pour acquis ce à quoi elle se réfère : le fait de notre présence commune. Et ce sans autre intermédiaire qu’elle-même.2) Il n’en va pas de même de la deuxième phrase qui a de quoi inquiéter. En me l’entendant prononcer (autrement qu’à titre d’exemple) vous vous demandez si je crois vraiment à ce que j’énonce, ou si je jouis de tout mon bon sens. Vous penserez qu’il est peu raisonnable de croire parler à des nuages d’électrons. Mais pour en décider il vous faudrait certainement mettre en œuvre une longue chaîne discursive. Il vous faudrait en effet déterminer la portée sémantique de l’expression « nuage d’électrons » de façon à définir les domaines dans lesquels son usage n’est pas totalement illégitime. Ce qui exigerait encore un long examen discursif concernant le référent de ces « termes théoriques » : « électron », « nuage ». Il reste que même si cette phrase vous inquiétait vous ne pourriez pas croire ne pas l’avoir entendue, croyance qui vous serait livrée sans autre médiation que le fait même de l’audition.C’est en ce sens quotidien et banal que je prendrai le mot « intuition ». Nous dirons qu’un « objet » est intuitivement saisi lorsque son fait d’être et sa manière d’être sont identifiés soit sans l’exigence d’une chaîne de médiations, soit déjà médiés ( « en bloc », comme on dit), si bien qu’il demeure en repos comme un donné. Remarquons que je place le mot « objet » entre guillemets. L’usage des guillemets signifie ici que le mot doit être pris avec une marge d’indétermination ; c’est-à-dire associé au spectre de ses variations sémantiques potentielles. Convenons de nommer « objet » ce qui s’offre à notre expérience avec un degré repérable de détermination. L’expression « objet » est ainsi une marque vide susceptible d’être remplie et exemplifiée dans des domaines d’expérience différents et par conséquent selon des procédures d’identification différentes, mettant en œuvre des actes d’espèce différente. Il résulte de ces remarques que les champs d’ « objets » nommés « intuitifs » sont à la fois relatifs et [récurrents]. C’est là une nécessité inscrite dans la structure temporellement stratifiée de ce que nous nommons notre expérience. Aussi abstrait et discursivement élaboré qu’apparaisse un domaine conceptuel, il est édifié sur un domaine déjà constitué, en repos relativement à lui et qui exerce la fonction d’un champ intuitivement livré. Pour pouvoir exercer cette fonction de sol il n’exige pas qu’on y effectue explicitement tous les enchaînements discursifs qui l’ont établi dans son droit propre et l’on rendu disponible. Il est pour ainsi dire livré tout médié, comme une strate désormais solide. A l’inverse un domaine conceptuel en cours d’élaboration produit en son sein des régions stratifiées exerçant la fonction de sol relativement à d’autre formations conceptuelles qui exigent d’être édifiées sur cette base, devenue relativement intuitive. Et les actes qui autorisent une telle édification sont en général d’une autre espèce que ceux qui ont constitué leur sol, en ceci qu’ils exigent la mise en œuvre de formes originales, spécifiques, de créativité théorique (mathématique, dans le cas qui nous occupe). Je remarque, pour mémoire, que ce point avait été retenu par E. Husserl dans la sixième de ses Recherches logiques lorsqu’il y énonçait que les actes constitutifs des objets « catégoriaux » sont des actes « fondés ». Ils ne sont effectuables que sur la base déjà constituée d’actes d’une autre espèce, et d’une autre teneur phénoménologique : les actes de perception sensible, aux yeux de Husserl. Mais laissons ici les difficiles problèmes que pose cette sixième recherche. Retenons simplement ceci : si l’on admet les remarques qui précèdent on voit se dégager une tâche philosophique que je formulerai de la manière suivante : tenter de porter au jour les strates sur lesquelles sont édifiées les formations idéales (les concepts « catégoriaux ») et de poursuivre cette démarche récurrente aussi loin qu’on le peut. Il est bien possible qu’on ne parvienne jamais au sol ultime et premier. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas entreprendre ce voyage « géologique ». Je dirai même qu’on ne peut l’éviter, s’il est vrai que notre expérience (y compris le mode d’organisation de nos savoirs) ne se constitue pas dans un espace plat. Oublis et recouvrements s’y produisent comme des moments nécessaires, si bien que le « devoir d’éclaircissement » est ici en partie du moins de réveiller ce qui s’est oublié et de découvrir ce qui s’est recouvert.C’est un problème de cette espèce que je voudrais poser à propos de ce concept très élaboré, au niveau de généralité et de précision que lui confèrent les mathématiques et que nous nommons « continu ». Il se formule ainsi : est-il possible de mettre en évidence un champ intuitif dont le mode immédiat de manifestation, contraigne les êtres parlants que nous sommes à se représenter et à penser cette sorte « d’objet » pour lequel a été forgé le nom « continu » ? (« συνεχές, continuum ») ?Auparavant il me faut peut-être échapper à une objection. On me dira que ce problème est artificiel : qu’il ne se pose qu’en raison de ma formation philosophique propre, de nature partiellement « phénoménologique », et donc d’une préconception héritées de Husserl que je me fais de la structure de l’expérience. Dès lors pourquoi ne pas s’installer d’emblée au cœur des théories mathématiques du continu ? A quoi bon ce détour par les « stratifications » ? Que peut-on gagner à explorer ainsi un sous-sol, aujourd’hui inerte relativement aux exigences de la mathématique effectivement pratiquée ? A cela je répondrai deux choses. 1) Je parle aujourd’hui à des mathématiciens professionnels et créatifs. Ce que je pourrais dire à propos du contenu mathématique du concept qui nous occupe serait inutile : au plus je répéterais ce qu’ils savent déjà fort bien. Mieux vaut donc m’abstenir sur ce point. 2) L’autre raison de silence est moins contingente. Il serait étrange qu’un problème, ouvert dès l’antiquité grecque et encore aujourd’hui plein de difficultés philosophiques et techniques, n’ait pas sa source dans quelque forme très enracinée et toujours vivante inscrite au plus profond de notre expérience.Et de fait il n’est pas nécessaire d’être un expert en matière d’histoire de la philosophie pour voir que le couple continu-discret y a toujours été traité comme indissoluble – qui pose l’un d’eux, fût-ce en lui conférant une dignité ontologique fondamentale, s’est toujours trouvé devant la nécessité de prendre en vue l’autre. Cette exigence se vérifierait, en dépit des différences culturelles et des degrés de savoir, d’un bout à l’autre de l’histoire ; disons, pour prendre quelques points de repère de Parménide à Hegel. Deux exemples choisis à des moments historiquement et culturellement hétérogènes vont nous permettre de vérifier ce point. Soit Parménide, l’un des pères de l’ontologie : celui-là même dont l’étranger d’Elée, mis en scène dans le Sophiste de Platon, déclare qu’il convient d’accomplir le meurtre philosophique : le parricide, comme il est dit.Ce que Parménide nomme « être » est par excellence un « continu ». La sphère parfaite et son image : « cœur inébranlable de la vérité bien ronde ». Inséparable de lui-même, sans parties ; sans différences ; ignorant le devenir, la naissance, la mort et le temps. Un dans son identité. D’un seul tenant. Cependant ce discours qui épouse le « continu » en dévoilant l’Etre est adressé aux mortels. La facture du poème de Parménide nous l’enseigne. Cette vision intuitive de la « vérité bien ronde » se produit au terme d’un cheminement. Et au bout du chemin, le mortel qui a été entrainé à le suivre (contraint par son désir), voit se déchirer les portes de la nuit et la déesse (qui habite au delà, dans la lumière) lui parle et son discours énonce ce qui de toute nécessité doit être pensé, excluant par là-même ce qui ne peut l’être : nommé « non-être ». Irruption brutale, à la frontière du jour et de la nuit, du nécessaire éclat de l’Etre (alètheia), exprimée en un vers fameux : « to gar auto noein esti te kai einai » (« le même est penser et être »). Le « même », c’est-à-dire : le penser des mortels s’épuise sans résidu au cœur de l’être qui se dévoile à eux. Ce que traduit bien l’image de la sphère parfaite. Reste pourtant la frontière (« les portes ») qui assigne les mortels à leur demeure. Et cela la « Déesse » le sait, puisqu’elle s’adresse à eux et les nomme : « mortels à deux têtes » (dikranoi), en proie à l’errance, contraints à la marche, et donc à distinguer et à tracer routes et chemins. Les uns vont droit et mènent à la lisière du jour. Les autres, la plupart, se perdent dans la multiplicité discrète du ceci et du cela, de l’ici et de l’ailleurs. Et c’est pourquoi la Déesse, qui est la voix de celui qui sait, celle qui dit l’être, demande aux mortels de l’écouter. Elle leur annonce la bonne route et leur dit qu’ils la reconnaitront à cela qu’elle comporte les signes qui la révèlent comme bonne. Or ces signes se font connaître ; chacun dans sa distinction et à sa place sur le bon chemin, qui se manifeste alors selon leur connexion et peut-être leur ordre. Si bien que quiconque écoute cette voix se met en route sur le chemin du discret, et se trouve devant la tâche d’avoir à s’y reconnaître, si du moins, ce qui est le cas, il demeure un mortel. La pensée de l’Etre continu, un, compact et achevé, est donc en même temps pensée de la frontière et de l’écart, pensée du chemin, inscription dans les multiples discrets. Et Parménide ne peut faire autrement que de le laisser dire à la Déesse ; sinon à qui parlerait-elle ? Ainsi la pensée parménidienne de l’unité de l’être comme continu est associée à son « dual » : le multiple discret. Le couple est dès ce moment indéchirable. Et pendant près d’un millénaire, sous des dénominations diverses, la philosophie grecque aura affaire à lui : à la solidarité in re du continu et du discret.Dans une autre configuration historique et culturelle, Descartes se heurtera à cette « dualité » et à l’exigence d’unité qu’elle engendre. Le paragraphe 21 de la première partie des Principes suggère que le temps est discontinu. Les « instants » n’ont aucune connexion. La lumière du cogito est instantanée, si bien que la certitude que j’ai de mon existence présente n’entraîne nullement que je doive exister à l’instant suivant, ni même que doive exister un instant suivant. Pourtant ce même Descartes énonce que toute pensée a lieu dans le temps (cf. Entretien avec Burman. Omnis cogitatio in tempore). De plus tout mouvement, au sein de la matière étendue, continue, indéfiniment divisible, occupe un laps de temps (sauf le mouvement de la lumière qui est instantané). Comment penser ensemble la « disconnexion » des instants et la continuité du domaine des mouvements ? Si l’on maintient une telle dissymétrie entre l’étendue et le temps comment comprendre, au sein de la matière, l’enchainement des causes et des effets ? Comment comprendre dans la pensée même l’enchainement des « cogitationes », toujours temporel ? Dans cette affaire Dieu devient le nécessaire et ultime recours. Le monde des créatures s’écroulerait à chaque instant si Dieu ne le maintenait de sa création « continuée » et par conséquent ne constituait, en raison de son infinie puissance, la continuité de l’ « existence » dans le temps ; et donc n’annulait la dissymétrie du temps et de l’étendue, le premier dévoilé comme « discret », la seconde pensée nécessairement comme continue. Dieu, fidèle à ses décrets, bien qu’il eût été libre de ne pas les prendre, ne peut abandonner les créatures à leur faiblesse, il se doit de conserver sa création, et d’établir la continuelle connexion des instants, en sorte que le temps de l’existence ne soit nulle part lacunaire. Nous pourrions trouver encore bien d’autres exemples. Mais ces deux là nous suffiront pour témoigner de la permanence de cette exigence : qui pose le continu est ramené au discret, qui pose le [feuillet 29 de 246] discret est confronté au continu.