Catalogue OAI du consortium CAHIER

Desanti, Jean-Toussaint (1914-2002)

Réflexions sur de J-P. Sartre

David Wittman (édition)
Institut Desanti, ENS de Lyon
Tous droits réservés

Je voudrais proposer quelques réflexions suggérées par le sous-titre de l’Etre et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique. J’avoue qu’aujourd’hui encore, à un demi-siècle de distance, le sens de ce titre me laisse dans l’embarras. Je conçois très bien qu’une phénoménologie exige une ontologie. Mais quel est l’enchainement de démarches phénoménologiques propre à autoriser cette ontologie, c’est-à-dire à l’établir sur un fondement capable d’engendrer des déterminations conceptuelles précises et compatibles avec la teneur des démarches phénoménologiques elles-mêmes ? Sur ce point je demeure encore dans l’indécision. Situation fâcheuse ; au point que je voudrais chercher à savoir si la relecture de l’Etre et le Néant est de nature à m’en tirer. Ce qui me conduit à me poser d’abord cette question : quelle sorte de « phénoménologue a été Jean Paul Sartre ?Commençons par un constat. La première phrase de l’Etre et le Néant est une déclaration d’engagement dans le champ phénoménologique : engagement assumé depuis près de dix ans. Il me semble que Sartre, jusqu’à la fin, en dépit de tous les déplacements thématiques, en dépit des ruptures visibles et revendiquées, en dépit de la variété de ses productions, n’a jamais déserté le champ que la phénoménologie lui a ouvert dans sa jeunesse. Il est resté fidèle à ce que j’appellerai l’exigence de prise en charge du regard en situation. Et jusqu’au Flaubert, il a veillé à maintenir cette prise en charge. A ce propos je me rappelle une conversation ancienne de décembre 1943. Il était question du roman et sa technique d’écriture, « Jamais, disait-il, je ne pourrai écrire d’un de mes personnages : ‘il portait une cravate verte’. Il faut qu’il ait regardé cette cravate, ou qu’un autre la regarde ou ait affaire à cette couleur verte. Sinon la cravate n’existe pas dans le monde du roman ». Et il ajoutait : « Pour moi ce monde romanesque doit surgir de la relation des personnages, de leur manière de se trouver et de vivre en situation les uns devant les autres. Il en va de même des choses auxquelles ils ont affaire. Elles ne peuvent être posées de l’extérieur par quelqu’un (« l’auteur ») qui serait absent du monde du roman ».Ce qu’il exigeait de ce « quasi-monde » pour le faire exister en sa teneur propre, Sartre l’a exigé du monde lui-même. Jusqu’au bout il a maintenu ce souci : ne pas accepter de s’absenter, ou de se poser du point de vue d’un anonyme absent, un paisible et désintéressé surveillant du monde.Il reste que quelqu’un qui dans la Nausée a écrit de Roquentin « il éprouva une déception au sexe », ne peut pas, fût-il phénoménologue, avoir pratiqué la même sorte de phénoménologie qu’E. Husserl, qui s’inquiétait de préférence, dans sa jeunesse, du statut de l’ « objet » désigné par l’écriture symbolique «  ».Il y aurait donc plusieurs façons d’accéder à l’exigence phénoménologique et d’y engager le travail de la pensée ? Je le crois. Et ce que je voudrais tenter de dégager c’est la manière sartrienne de découvrir et de conduire un tel engagement.Et comme je ne peux me référer à la totalité de ce qui est écrit dans l’Etre et le Néant, je m’attacherai exclusivement à l’Introduction intitulée « A la recherche de l’Etre ». Elle pose d’emblée la portée ontologique du travail produit sous ce titre : L’Etre et le Néant.Le titre de cette introduction « A la recherche de l’Etre » exige d’abord examen. « Chercher l’être » peut passer pour une expression vide de sens. Elle paraît telle en effet pour qui vit naïvement parmi les choses existantes, au sein du monde donné, et s’abandonne à son cours. Si affairé qu’il soit dans cette vie naturelle, il cherchera toujours parmi les étants : celui qui vient à lui manquer, ou la détermination qui paraît manquer à celui qui se présente et se tient là, dans la pénombre. « Chercher à repérer des étants » pourra toujours garder un sens « chercher l’Etre », aucun.Il reste que dans la « langue d’exposition » de Sartre, cette langue qui vient sous sa plume pour communiquer l’enchainement de ses pensées (son travail de la pensée) l’expression « chercher l’Etre » a un sens : au minimum celui d’un projet, qui se propose d’emblée comme non vide. C’est donc que, pour lui qui dit « chercher », l’évidence naturelle et tranquille du monde a déjà vacillé, et que, de ce fait, déjà sa pensée est en travail. Qu’est-ce qui fait vaciller ainsi cet état « naturel » de paisible assurance ? « La Nausée » qui précède l’Etre et le Néant de cinq ans nous l’apprend. La Nausée n’est pas un roman à thèse : une illustration de la démarche phénoménologique – mais bien plutôt (du moins est-ce ainsi que je l’entends) le récit d’une exigence d’appel surgie du monde existant lui-même : l’inquiétude et la cassure en quoi se dévoile, sans qu’on l’attende, la contingence dure de l’exister. Une contingence déjà là, hors compte, hors « logos », dans son évidence, envahissante, mais quant à son contenu indéterminée, sinon dans la nausée, dont on peut parler, mais qui ne parle pas. Si familier que soit le monde en son ambiance, le logos comme raison d’être de ceci et de cela s’annonce dans la nausée comme originellement absent. Plus tard, en écrivant Les Mots, Sartre suggérera la teneur de cette irruption qui casse la trame ordinaire des « états de choses » mais laisse la « chose » à la gratuité a-logique de son exister : c’est l’évidence d’être là sans y avoir été pour rien. « Cet embryon, c’était donc moi ? ». Jamais celui qui, maintenant, dans le temps où se dessinent ses projets et s’articulent ses paroles, vit le monde tel qu’il paraît se donner, ne pourra s’y découvrir comme « cause de soi ». Il lui faudra pourtant, s’il parle, s’expliquer avec la dureté donnée du « fait de son être » au monde, et, dans une corrélation indéchirable, avec l’inébranlable « exister » des choses mêmes, a-logique en sa donnée.Voilà pourquoi je prendrai au sérieux l’anecdote racontée par Simone de Beauvoir : Raymond Aron, de retour d’Allemagne, rapportant un soir, au café comme il se doit, la « bonne nouvelle » de la phénoménologie husserlienne : « désormais, mon petit-camarade, ce verre qui est là, est objet de philosophie ». Simone de Beauvoir suggère que Sartre en reçut comme un coup au cœur. Quant à moi, je soupçonne, entre les deux « petits-camarades », quelque chose comme un malentendu. Déjà le « verre » n’était pas pour Sartre tel qu’il paraissait être à Aron : quelque chose dont on pouvait se contenter de « positivement parler », à quoi on avait affaire selon des conduites déterminées ou déterminables, en relation avec d’autres « objets », qu’il importait de rendre explicites. En somme Aron suggérait à Sartre : tu vas pouvoir philosopher à ton aise sans t’évader jamais du quotidien. Or Sartre, d’une certaine façon, s’était déjà évadé de la quotidienneté banale : il s’en était évadé sur place. Dans la manière d’être-là du verre il discernait quelque chose d’inquiétant : le là justement ou mieux le « il y a » du « verre là ». Pour lui le monde ambiant avait déjà vacillé vers la question de son être. Et de ce fait déjà sa pensée se tenait sur ce point, en état d’éveil, travaillée par le monde même. C’est sans doute (mais je ne peux que le soupçonner) en cet état d’éveil et de suspens qu’il est entré dans les voies qu’ouvrait E. Husserl, et s’est pris, pour la phénoménologie, d’une passion qui ne l’abandonnera jamais entièrement.« Parfois, quand je suis tout à fait ivre, et dans ce cas seulement, il m’arrive de croire que je suis Descartes ». Cela il me l’a dit un jour de juillet 1943, à Clermont-Ferrand justement, dans un café de la place de Jaude où nous étions allés boire pour fêter l’effondrement de l’Italie mussolinienne, dont le jour même, on avait reçu la nouvelle. Nous avions fort bien célébré la chose et sans être « tout à fait ivres », nous étions assez exaltés. Nous en étions venus à parler de la thèse d’Albert Lautman sur les notions de structure et d’existence en mathématiques. Le Castor toujours curieux et sage m’interrogeait : il désirait savoir si et comment Lautman « décrivait » ces structure. J’avais répondu qu’il n’y avait pas lieu de les décrire : il suffisait de les dégager et de les nommer ; elles n’étaient visibles qu’à l’œuvre dans le corps des mathématiques effectives. Sartre nous regardait d’un œil torve et vaguement dégouté ; il s’intéressait de préférence aux gens qui entraient et sortaient, aux bruits des conversations : et marmonnait : « Drôles de gens ; étrange ville ». Et c’est alors que, tout d’un coup, de l’air de quelqu’un qui se réveille, il a dit « Moi parfois, quand je suis tout à fait ivre …. ». Ivre il ne l’était pas « tout à fait » ; il désirait seulement mettre fin à des propos qu’il jugeait passablement frivoles. Et il « jouait » Descartes, cet empêcheur de penser en rond, bien à l’aise dans les savoirs tout faits. Il voulait nous réveiller en somme.Ce souvenir vieux de 50 ans me porte aujourd’hui à penser que si la familière assurance d’être au monde « comme il se présente » a vacillé pour Sartre à certaines heures de « nausée », elle a joyeusement vacillé. Elle a vacillé vers l’écriture : expression d’un travail de la pensée entêté et frénétique. Et de fait ce jour de juillet l’Etre et le Néant était bouclé. Bouclé au point que, au début de l’hiver 44, Sartre, se frottant joyeusement les mains devait me dire, en éclatant de rire « Pour l’instant, ma tête est vide. Tout ce que je jugeais pensable pour moi est écrit là ». Or il se frottait les mains, d’un air gourmand, comme s’il se trouvait disponible pour creuser ailleurs, en suspens au sein de sa propre créativité, et pour tout dire libre pour elle.