Catalogue OAI du consortium CAHIER

Desanti, Jean-Toussaint (1914-2002)

« Je suis resté fidèle à mon champ d’exemples initial [...] »

Wittmann, David (édition)
Institut Desanti, ENS de Lyon
Tous droits réservés

Je suis resté fidèle à mon champ d’exemples initial. Il présentait, pour mon projet, un matériau privilégié : un système de concepts profondément enracinés au cœur des techniques de l’analyse et articulés cependant sur les structures les plus générales et les plus pauvres de la mathématique. Sur ce champ d’exemples mon problème était de définir le statut des objets idéaux qui concernent les geste du / mathématicien. J’espérais par ce biais saisir le mode d’existence de ces systèmes dénoncés, par lesquels on accède aux propriétés de ce genre d’objets, et qu’on appelle tout naïvement des théories. Qu’entendre ici par « statut » et « mode d’existence » ? Ceci : un objet idéal de type mathématique n’est jamais offert en personne dans un intuitus qui épuiserait son contenu. Il est simplement / un index pour des enchaînements possibles. Comment peut-être maintenue et reproduite, à travers cette fonction d’index, l’unité mobile et sans cesse compromise de l’objet idéal ? Tel est, en gros, le problème du statut. Quant à l’expression « mode d’existence », elle signifie ceci : les théories ne sont pas prédéterminées. Elles ne tombent pas du ciel. Mais, apprises, et constituées, elles renvoient aux schèmes de leur propre / genèse. D’autre part elles sont elles-mêmes posées comme des objets idéaux d’un type particulier, des systèmes, dont on peut énoncer les propriétés, et qui, par rapport à ces propriétés, demeurent relativement stables. Comment penser ensemble l’essentielle mobilité et la relative stabilité des systèmes théoriques ? Voilà ce que signifie, à mes yeux « poser le problème du mode d’existence ». / Qu’on doive rencontrer ici, sous une forme spécifique, le problème de l’histoire et du temps, c’est ce qui peut paraître évident. Mais je me suis astreint à la règle méthodologique suivante, règle d’hygiène épistémologique : ne pas importer une préconception de l’histoire et du temps, mais laisser être, laisser se manifester, avec leurs exigences propres, les champs d’objets concernés ; se tenir au plus près d’eux, et rester sans cesse attentif au genre de discours, aux connexions de discours, au sein desquels ces champs d’objets se montrent et s’enchaînent. La recherche se déroule en quatre temps. /1. On pratique d’abord une coupe dans la théorie choisie. On y isole un système d’objets simples : les ensembles de points. Cette analyse n’est pas poursuivie pour elle-même. Elle n’a d’autre fonction que de permettre de poser un problème : celui de <la> relation de l’explicite à l’implicite produite dans le maniement et l’enchaînement des propriétés convenant aux objets de ce type.2. La seconde démarche prend pour thème cette relation de l’implicite à l’explicite et la met en chantier. Elle se déroule sur un plan, en apparence horizontal, et se propose d’expliciter, à la manière phénoménologique, la relation interne, constitutive des objets concernés, entre pôle d’idéalité et horizons coposés. On y détermine les formes de médiations d’horizon requises pour le maintien d’un pôle idéal. On isole, à la fin, le concept fondamental de spectre d’idéalité.3. La troisième démarche marque un temps d’arrêt, qui résulte d’un premier embarras. Arrivés à ce point notre tâche se transforme et se complique. /Il importe alors de mettre en lumière la manière dont fonctionnent les médiations d’horizon distinguées. Le plan horizontal sur lequel on semblait se mouvoir jusqu’alors se manifeste comme une simple détermination dont il faut saisir l’origine. La méthode phénoménologique dévoile par là son insuffisance radicale. Elle était liée à la production de cette couche de surface et ne pouvait s’effectuer en elle. On tente cependant un dernier effort pour penser le temps comme le lieu privilégié où s’opèreraient ces connexions de médiations. Et on brule ici les dernières cartouches de la phénoménologie, qui se trouve / alors débusquée de son dernier refuge : la conscience interne du temps. Il importe alors de recommencer toute l’analyse sur un autre plan en cherchant une idéalité exemplaire capable de servir d’index à la fois vers le champ de mobilité propre à un système théorique (Théorie2) et vers l’ensemble des conditions assurant sa stabilité relative (Théorie1). Cette idéalité nous est immédiatement fournie par les théories elles-mêmes : c’est l’idéalité nommée « forme d’axiome ». / De là résulte un long développement qui constitue le cœur de notre travail, et dans lequel sur l’exemple de l’axiome de choix, on montre à l’œuvre les médiations distinguées, et on tente de définir les propriétés du domaine dans lequel ces médiations se produisent. Nous avons <à> dessein choisi un énoncé de contenu quasi-vide, pour bien montrer qu’ici c’est la production de la « forme d’axiome » qui met en œuvre le jeu complexe des médiations impliquées. La conclusion de ce mouvement est qu’il est impossible à une philosophie de la conscience de constituer le fondement d’une épistémologie des sciences démonstratives.4. La quatrième démarche est au fond la conclusion du mouvement précédant. On prend acte de son résultat : la démarche phénoménologique s’est détruite. Les idéalités qui lui paraissent essentielles (en particulier l’idéalité « champ de conscience ») ne peuvent être thématisées ni déployées. Elles étaient donc des quasi-objets. / Mais l’effet qui avait exigé leur apparition était, lui, bien réel. Il fallait alors décoder le langage utilisé au point de départ ; et voir comment les modalités en apparence immédiates, qui semblaient accompagner toute « conscience d’idéalité », se dévoilent elles-mêmes comme la manifestation ponctuelle et inessentielle d’une structure immanente dont les objets-théories (ainsi que les exigences de déploiement qu’ils appellent) sont la manifestation. Et ainsi se vérifie l’idée que la relation de l’implicite à l’explicite n’est pas le témoignage d’une chute du ciel sur la terre ; mais une propriété convenant aux enchaînements idéaux eux-mêmes en vertu de la nature des systèmes dans lesquels ces enchaînements se produisent. Nous déclarerions volontiers ici que ce qui est dit en mathématiques vit et se soutient de ce qui n’est pas dit, mais peut se dire. Au cours de ce mouvement s’est détruire toute conception naïve de l’unité du sujet et du temps que nous avions autrefois, au / début de nos recherches. L’immersion dans l’objet nous a appris qu’il n’y a pas de sujet survolant. Elle nous a appris aussi que « le temps de l’histoire » n’est ni plein, ni plat ; qu’il est inséparable des connexions qu’il montre ; qu’il est fait, pour ainsi dire, de réseaux enchevêtrés dont chacun comporte peut-être une topologie originale et une métrique propre (et d’ailleurs probablement variables). Et peut-être faut-il abandonner l’espoir de pouvoir tisser un jour la structure unitaire qui enchaînerait la totalité de ces réseaux différenciés, l’espoir de produire la forme du discours unique enveloppant ces discours recoupés. En tous cas la question reste ouverte ; et c’est sur cette interrogation que nous avons conclu. Conclusion peut-être décevante, mais exigée par le mouvement qui nous a conduit jusqu’à elle.